IL N’Y AURA PLUS DE NUIT de Éléonore Weber

Il n’y aura plus de nuit (en salles le 16 juin) est moins un film qu’un voyage aux confins d’une humanité en perdition sur le front d’une guerre digitalisée. Autopsie d’un mal moderne.

Quiconque a déjà joué à Call of Duty s’est sûrement déjà retrouvé dans la peau de ces soldats d’un genre nouveau. Pilotes d’hélicoptères, d’avions de chasse ou de drones, ces hommes survolent les zones de guerre une fois la nuit tombée, dans le silence le plus total, prêts à libérer une puissance de feu colossale sur la moindre présence hostile, avérée ou supposée. Ces nombreuses images de guerre dénichées sur Internet, Éléonore Weber les rassemble en une mosaïque obsédante, dans le but de dénicher la vérité humaine derrière la froideur des vidéos.

Une disparition
D’une forme très épurée (une suite d’images conservées quasiment telles quelles contextualisée par une voix off), le documentaire donne à voir une double déshumanisation. Par le biais des caméras à vision nocturne, la réalité est distordue. La violence disparaît (les corps et le sang s’évanouissent dans la lumière des phares et la fumée des bombardements) et la dimension sordide de la guerre paraît si lointaine que toute empathie est impossible. De plus, les soldats se voient dotés, par leur posture omnisciente, d’une toute-puissance qui les rapproche presque du divin. Comme Zeus déchaînait la foudre depuis l’Olympe, les hommes peuvent d’une simple pression du doigt annihiler leurs semblables simplement parce qu’ils en ont le pouvoir. Il faut voir et entendre l’absence totale d’émotion dans leur voix et la facilité déconcertante avec laquelle l’ordre de faire feu est délivré pour comprendre que le conflit armé est devenu, depuis les « frappes chirurgicales » de la première guerre du Golfe, d’une banalité froide. Comme l’explique le soldat français que la cinéaste a consulté en amont, ce nouveau dispositif pose un problème paradoxal : plus le soldat voit, moins il peut être sûr de ce qui se passe sous ses yeux. Le film a l’intelligence de mettre le spectateur dans la même situation et de lui poser les mêmes dilemmes : comment faire la différence entre une mitraillette et un bâton de berger ? Comment établir l’hostilité d’un homme lorsqu’on l’observe à plusieurs centaines de mètres de distance ? Le film soulève bien sûr le scandale des bavures (notamment l’attaque d’un journaliste, résultat de la mauvaise appréciation d’un pilote). À ce titre, il rappelle un autre documentaire récent, Un pays qui se tient sage de David Dufresne. Dans les deux cas, il paraît difficile de faire dire aux principaux concernés (la police ou l’armée) que les écarts de conduite existent, aussi irréfutables soient-ils. Au fil du documentaire, les images en noir et blanc prennent une dimension puissamment anxiogène. Plus l’humain se fond dans la machine – une impression accentuée par les mouvements de caméra contrôlés par le regard des pilotes –, plus l’absurdité des affrontements saute aux yeux. La dernière partie du film dessine un constat plus délétère encore. On y voit plusieurs images issues de nouvelles caméras prototypes, capables de simuler précisément un éclairage diurne en pleine nuit noire. Il n’y aura plus de nuit expose brillamment le caractère surréaliste de la guerre depuis la révolution numérique. Et remet sur la table cette vieille certitude : il n’existe pas de guerre propre.