IN THE REARVIEW : « On a été lessivés par toutes les images de cette guerre »

En Ukraine, un jeune homme conduit un van sur des routes cahotantes et dangereuses. À son bord, des femmes, des enfants, des personnes âgées pour la plupart. Des citoyens ordinaires qui ont du tout quitter. Direction : la Pologne. Ce jeune homme s’appelle Maciek Amela. Il est aussi cinéaste et il a embarqué sa caméra pour filmer ses passagers. Il en a tiré un documentaire très fort – In the rearview, programmé à l’ACID – et revient sur les conditions d’un tournage pas comme les autres.

Vous êtes content de la réception du film pour l’instant ?
Oui, à vrai dire, on a organisé une avant-première à Varsovie, en Pologne, avant Cannes. Les gens s’interrogent sur la distance qu’ils ont pris vis-à-vis de cette invasion, car on a été un peu lessivés par toutes les images de cette guerre. Ils n’y a plus grand chose qui nous touche, tout simplement.

Comment est venu l’idée du film, vous avez commencé les voyages avant de décider de filmer ?
C’était très clair. J’étais en tournage d’un autre documentaire en Pologne mais j’ai tout laissé pour m’engager. J’ai commencé en tant que bénévole le troisième jour de la guerre et j’ai acheté mon premier van, je me suis engagé à lever des fonds… Des milliers de personnes comme moi ont quitté leur travail et leur vie quotidienne. J’avais le privilège de ne pas être en CDI donc j’ai pu m’engager un peu plus que d’autres. Au début, c’était que du transport que je faisais mais j’ai eu l’idée du film au bout de trois semaines. J’ai fait appel à un ami chef opérateur qui est venu m’aider à conduire la nuit et on a pris une caméra. C’est comme ça que ça a commencé et on était pas sûrs qu’un film soit possible dans ces conditions-là.

Vous disiez que vous étiez un homme-orchestre : chauffeur, interprète, réalisateur… Vous avez eu peur de mal faire les choses ?
Il y a eu beaucoup de moments où on avait le sentiment de ne pas tout gérer comme il faut. Par exemple, la Congolaise Gloria Sifa était blessée par balles, dans un état assez sérieux et je n’avais pas toutes les informations quand je suis arrivé. Elle avait besoin d’une ambulance et sur ce voyage-là, je doutais qu’on arrive jusqu’à la frontière polonaise… C’était compliqué de tout gérer mais j’avais un peu d’expérience car pendant mes études à Paris, j’ai travaillé trois ans comme guide pour des touristes russophones et anglophones. Je passais tous les week-ends en mini-van à faire des allers-retours à Versailles, Giverny, les plages de Normandie en transportant des gens avec un micro attaché ! La conduite et la parole, je sais très bien mélanger ces deux choses.

Vous avez fait 100 000 km en tout sur la période… Vous avez rencontré quel genre de problèmes sur ces routes ?
On tombait en panne constamment. Chaque semaine, il y avait une roue à changer. J’ai appris pas mal de choses au cours de ces trajets. J’ai rencontré un mécanicien ukrainien par hasard à Zaporijia, et c’est lui qui m’a sauvé dans des moments où je ne savais plus quoi faire. Il appelait des gens, des remorques pour nous récupérer. En tout, j’ai acheté trois vans et j’en ai emprunté un. Donc il y en avait toujours un en réparation et l’autre qui roulait.

Comment vous avez choisi les personnages qui apparaissent dans le film ?
On a eu qu’un seul refus tout au long du tournage, ce qui est tout à fait normal. C’était primordial de ne forcer personne et capter la parole qui s’installe naturellement à l’intérieur de cette voiture. Enormément d’histoires ne sont pas dans le final cut, d’autres ont été réduites comme celle de Larissa : elle vient de Marioupol, quand la guerre a éclaté elle venait de commencer la rénovation de son appartement pour lequel elle avait économisé pendant des années et elle écrivait un journal de la rénovation qui s’est transformé en journal de la ville assiégée. Ce qu’elle a vécu est absolument atroce. Le plus important, c’était de tenir le spectateur à la gorge toute la durée du film, de ne pas entrer dans des détails chronologiques qui pourraient sembler importants mais qui finalement nous éloignaient de ce côté universel. C’est un film qui pourrait être tourné dans n’importe quelle guerre.

Quelles étaient vos références ?
Je pensais évidemment à Taxi Téhéran de Jafar Panahi, mais le film qui m’a donné beaucoup d’espoir dans cette démarche et auquel je revenais quand je doutais, c’est Ten de Kiarostami, un de mes films préférés. Il y a beaucoup de personnages et on touche un sujet très important : la situation des femmes dans un système d’oppression. En le revoyant, ça m’a donné confiance pendant le montage.

Comment vous avez financé le film ?
Beaucoup avec des fonds privés et personnels, déjà parce que c’est quasiment impossible d’assurer le matériel dans des zones de guerre. Il fallait donc aussi prendre des risques financiers. Assez vite, heureusement, on a été soutenus par l’institut du film polonais même s’il est venu après la fin du tournage. Ça a garanti la post-production. On avait aucune chaine de télé, aucun diffuseur ni le CNC qui nous a refusé… Donc le budget s’est construit comme ça. Quand tu veut faire un film comme ça, il faut prendre des risques.

Vous avez travaillé notamment pour la BBC. C’était important pour vous que ce soit un film pour le cinéma et pas pour la télévision ?
Cette guerre est la plus médiatisée au monde. Les caméras sont présentes partout, il y a des reportages sur toutes les facettes et des soldats qui courent avec des Go Pro… On peut avoir accès presque à tout. Donc depuis le début, c’était clair qu’on voulait éviter d’être dans un reportage. On voulait se concentrer sur les histoires humaines avec un dispositif cinématographique permettant de le montrer dans les salles du monde entier.

Vous avez eu des moments de découragement ?
Evidemment, mais je n’ai jamais pensé qu’on ne pourrait pas aboutir. Et puis, ce n’était pas un tournage qui était forcé, on n’avait pas d’obligations d’arriver au bout vis-à-vis de personne. C’est une crise sans précédent et on avait le sentiment d’assister à un moment unique qui se reflétait dans chaque petite histoire des personnages du film.