Christophe LAMBERT : « Sur Vercingétorix, ça dérapait pas, c’était Holiday on ice »

– Interview : CHRISTOPHE LAMBERT –

César du meilleur acteur en 1985 pour Subway et tête d’affiche de quelques-uns des plus beaux nanars des années 1990. Caïd de la mafia sicilienne pour Michael Cimino, et Raiden dans Mortal Kombat. Aujourd’hui romancier et bientôt à l’affiche du prochain film des frères Coen. C’est peu dire que la carrière de Christophe Lambert ressemble au relevé d’un sismographe en plein tsunami. Mais qui se cache vraiment derrière l’homme aux lunettes fumées ? Rencontre. Par Benoit Marchisio – Photos : Samuel Kirszenbaum
Vous venez d’enchaîner le tournage d’Un plus une de Claude Lelouch et d’Hail Caesar ! des frères Coen. Deux écoles de mise en scène complètement différentes.
Lelouch a la fraîcheur d’un gamin de 14 ans. Il est curieux, à l’écoute, et dirige d’une manière très atypique. Sur le tournage, il donne d’abord les figures imposées – qui se résument aux 40 pages de scénario que j’ai lues avant de partir en Inde, où s’est déroulé le tournage – et après il propose de faire des figures libres. Les Coen sont beaucoup plus structurés que lui ; on ne déborde pas du script, ils n’aiment pas du tout qu’on change un mot. C’est très directif, précis, mais tout se passe dans un calme absolu. Je n’avais jamais vu un plateau aussi paisible. On était dans des décors impressionnants, on portait tous des costumes et des maquillages somptueux. On se baladait vraiment dans le Hollywood des années 1950 : il y avait un plateau qui reproduisait une scène de comédie musicale, un autre de comédie romantique, et à l’autre bout ils avaient ressuscité les ballets aquatiques à la Esther Williams (championne de natation et « sirène de Hollywood » dans les années 1950, ndlr) avec Scarlett Johansson au milieu…
Vous avez passé un casting ?
Oui, enfin un casting privé – j’étais pas en train d’attendre avec 250 gus dans le corridor… J’ai fait une lecture avec eux, ça s’est bien passé. Ils ont dû voir pas mal de monde parce qu’ils ne m’ont rappelé qu’un mois plus tard.
À vos débuts, vous en faisiez partie, des 250 gus dans le corridor ?
Ça, c’était le casting pour le premier film que j’ai fait, Le Bar du téléphone. On était 250 mecs, tous en Perfecto, jeans, santiags – sauf moi qui, comme d’habitude, portais des baskets ; de toute façon, je suis né avec des baskets. T-shirt, jeans, baskets… Et comme c’était un de mes premiers castings, je me dis : « Comment je vais en faire mon métier, si à chaque fois on est 250 pour le même rôle… Faut quand même en sortir pas mal… »
Comment vous vous êtes retrouvé à courir les castings ?
J’habitais en Suisse, et l’envie de faire l’acteur me travaillait depuis que j’étais tout petit. À 18 ans, j’ai dû faire mon service militaire, et après j’ai fait un stage dans la banque, à la Barclays à Londres. Et le stagiaire, à la banque, franchement, il s’emmerde : il signe des papiers auxquels il ne comprend rien, il remplit des bulletins qu’il ne peut pas expliquer… J’ai pensé : « Eh ben, si c’est ça la banque… » Après, je suis parti à Paris pour devenir acteur.Je me suis trouvé une chambre de 10 mètres carrés, et pour gagner ma vie, je travaillais dans des boutiques à Saint-Germain, je vendais des fringues. Et quand t’as 19 balais et que t’arrives dans une ville nouvelle, tu fais comme tout le monde : tu sors tous les soirs. À Paris, à la fin des années 1970, il y avait de vraies boîtes : le New Jimmy’z de Régine à Montparnasse, Castel, après il y a eu le Palace, les Bains Douches… On vivait des moments d’intense liberté. Mais comme mon père, qui n’était pas du tout contre l’idée que je fasse de la comédie, m’avait donné deux ans pour y arriver, au bout de dix-huit mois je me suis dit qu’il allait quand même falloir commencer à bosser. Je suis d’abord passé au Cours Florent. Quatre mois après, le prof que j’avais, qui était complètement allumé, m’a dit : « Toi, je te présente au Conservatoire cette année ! » Comme il y croyait, je me suis mis à y croire aussi. Et j’ai eu le Conservatoire. Dans la tête de mon père, c’était comme si j’allais à l’université. Alors j’ai eu trois ans de rab.


Christophe dans Bloodshot


Ça vous a plu d’apprendre à jouer la comédie ?
Au Conservatoire, la première année, je n’ai rien compris. On analysait tout. C’était du « qu’est-ce que voulait dire Molière ? », et moi j’en avais rien à foutre. On avait des textes sublimes, mais il fallait tout réinventer. Fallait jouer Molière moderne, Racine moderne, fallait être à moitié nu, mettre des sacs à dos sur la table… Pourquoi ? Le texte est tellement beau, pourquoi on devrait changer un génie ? Enfin, première année compliquée, mais la seconde année, coup de bol, j’ai Michel Bouquet. Et Bouquet, ce n’est pas un professeur : c’est un passionné. Je regardais ce mec sur la scène qui devenait tout rouge et nous secouait : « Mais putain, soyez passionnés ! Donnez tout ! Donnez votre cœur! » C’était lui qui avait raison.
Assez rapidement, vous accédez au statut de vedette internationale grâce à Greystoke, la légende de Tarzan, en 1984.
Sur Greystoke, j’ai découvert les superproductions : 600 personnes, des plateaux monumentaux, un tournage marathon… Mon meilleur souvenir, c’est toute la phase de préparation avec les singes. Huit mois en tout. J’ai passé les deux premiers mois au Texas, dans le laboratoire d’un professeur qui apprend le langage des signes aux singes, ce qui m’a permis de me mettre peu à peu à leur niveau et de me faire accepter par eux. Après, je suis allé à Londres où, pendant les six mois suivants, je faisais huit heures d’entraînement par jour, soit quatre heures de gym le matin, et quatre heures passées dans une fausse jungle l’après-midi, où j’ai appris à me servir des lianes et à grimper aux arbres avec des gymnastes et des singes qui se baladaient tout autour de moi. Bosser avec des singes, c’est quand même la meilleure école de théâtre du monde, parce qu’au bout de quelques semaines, tu fais comme les animaux : tout à l’instinct.
Quand j’avais une pause, je faisais des tractions. Une fois rentré chez moi, je continuais à faire des pompes, à grimper partout…”
C’est Hugh Hudson, le réalisateur, qui vous a imposé cette préparation ?
J’étais obligé d’en passer par là. Je faisais 58 kilos quand il m’a choisi, et 84 à la fin de la préparation. Il voulait me faire gagner du volume, mais refusait que je fasse de la gonflette, il voulait que je bouge comme un danseur dans les arbres. Alors, en six mois, j’ai pris 26 kilos de muscles. Les deux premiers mois, j’en ai chié comme une bête, je voulais tuer mon entraîneur. Et puis, c’est devenu une drogue. Quand j’avais une pause, je faisais des tractions. Une fois rentré chez moi, je continuais à faire des pompes, à grimper partout…


Greystoke


Après
Greystoke, vous tenez le rôle principal dans Subway, le second film de Luc
Besson, 26 ans à l’époque. Vous avez vécu cela comme une prise de risque ?
Je ne réfléchis pas en termes de risque, de jeunesse ou quoi que ce soit. Ce qui m’intéresse, c’est ce que dégage le réalisateur, la qualité de son script, parce qu’après, une fois le tournage commencé, c’est lui le patron. Luc avait envie de raconter cette histoire des souterrains parisiens. L’idée lui était venue parce qu’un jour, en passant sous l’Arc de triomphe, dans le tunnel souterrain qui relie l’avenue des Champs-Elysées à l’avenue de la Grande-Armée, Luc a vu un clochard disparaître dans un mur ; il avait pris une porte et avait rejoint les sous-sols de la ville. Cela fait quarante ans qu’il est là, d’ailleurs, on peut encore le croiser aujourd’hui. Et Luc a rencontré les marginaux qui vivaient sous terre, il a vu les petites chambres que les personnages du film occupent, les salles cachées où mon personnage arrive dans une sorte de soirée d’anniversaire.
Le film s’ouvre sur une course-poursuite dans Paris. C’est vous au volant ?
Non… Les scènes les plus impressionnantes ont été réalisées par des pros. Le premier jour de tournage de Subway, on doit faire une descente de rue en voiture. J’avais tenu à être présent. Luc me dit que je n’ai pas besoin de faire la cascade : puisque les vitres sont teintées, on ne verra pas le conducteur à l’écran. Sauf que moi, j’adore la vitesse, et j’insiste pour prendre le volant. Mais comme je suis myope comme une taupe, je calcule mal mes distances, ma vitesse et donc mon freinage. Je suis rentré à 50 km/h dans une barrière en acier sur laquelle étaient posées les caméras et derrière laquelle se trouvaient Besson et le chef opérateur Carlo Varini. Je passe à travers le pare-brise de la voiture, mais retombe quand même sur mon siège. Heureusement, Luc s’était écarté au bon moment. Lorsqu’il arrive à ma hauteur, il se décompose. Je regarde mon smoking, et je suis couvert de sang. Je finis aux urgences, où on passe la matinée à retirer les bouts de verre plantés dans mon crâne.
Subway, c’est aussi le césar du meilleur acteur… On a quel sentiment quand on reçoit une telle récompense ? D’y être arrivé ?
Non, on n’est jamais arrivé. On reçoit les choses simplement, avec modestie, on dit merci, mais rien de plus. Pour ma part, j’estime que rien n’est jamais acquis. Je n’ai pas eu d’enfance, j’étais très timide, à l’école ou au collège, je passais la récré enfermé dans les toilettes, j’avais peur de tout le monde.
C’est cette volonté de vous amuser qui vous a orienté vers le cinéma d’action, avec Highlander ?
Je n’ai jamais choisi ce film pour l’action, je l’ai fait pour le côté romantique – dans le sens littéraire du terme – de l’immortalité, et pour le metteur en scène, Russell Mulcahy. J’avais vu le clip de « The Wild Boys » de Duran Duran, un hallucinant trip musical de vingt minutes, et surtout Razorback, un film d’horreur terrifiant alors que le mec avait juste une tête de sanglier sur roulettes ! Je me suis dit que ce réalisateur-là, avec une grosse machine hollywoodienne derrière, Sean Connery en second rôle et Queen à la BO, ça allait être excitant. Le film, même s’il a vieilli, et que les effets spéciaux ne sont plus d’actualité, continue de fonctionner aujourd’hui – c’est celui dont me parlent le plus les gamins que je rencontre.


« Et c’est le temps qui court, court… »

Vous avez aussi collaboré avec Michael Cimino sur Le Sicilien. Un metteur en scène légendaire, mais qui sortait à l’époque de deux échecs au box-office américain, L’Année du dragon et surtout La Porte du paradis.
Cimino, c’était probablement le plus grand de sa génération, Coppola et Scorsese compris, mais il était trop intelligent. Il avait trop de talent. C’est un architecte, un peintre, un écrivain et un metteur en scène. Sur le plateau, il était meilleur que tout le monde, dans tous les domaines. Donc il voulait tout superviser. Et ça, c’est impossible. Il faut savoir déléguer. Lui ne savait pas. Cela se traduisait par des paranoïas aigües, par des méthodes de manipulation hallucinantes. Un jour, juste avant une scène très difficile, il me dit : « J’ai eu les producteurs au téléphone, je suis viré demain. » Je ne sais toujours pas si c’était une manifestation de sa paranoïa, ou une manière de me déstabiliser. Parce que le lendemain, il était bien là.
Il vous mettait la pression ?
Pour les scènes à cheval, il ne voulait pas de cascadeur. En amont du tournage, John Turturro et moi avons passé deux mois et demi à monter en Sicile, pour qu’à l’écran ce soit bien nous qui descendions les montagnes à dos de cheval. Il pousse jusqu’à ce que ça casse. Salvatore Giuliano, le personnage que je joue dans le film, avait posé pour Life Magazine. Donc Cimino a voulu reproduire exactement la même photo. Cela veut dire une troupe d’acteurs sur un terrain en forte pente, avec un cheval qui se cabre en arrière-plan. On a fait la photo vingt fois, mais ça n’allait pas. Au bout d’un certain temps, le dompteur, qui le connaissait bien, demande à Cimino d’arrêter, mais lui refuse, et pousse encore, jusqu’à ce que le cheval tombe. Il prenait un nombre de risques incalculables, mettait chaque jour le tournage en danger. On a galopé sur des pavés qu’il avait fait arroser d’eau juste avant, les chevaux glissaient… Mais personne ne disait rien, personne n’osait lever la voix. Parce qu’il y avait le prestige de faire un film avec Cimino.
Il ne faut pas abandonner un film en cours, même si ça dérape.
Sur
Vercingétorix, ça dérapait pas, c’était Holiday on ice.”
En lisant un script, vous ne vous êtes jamais dit : « J’y vais, mais je sens que ça ne va pas être très bon » ?
Il y a pu avoir des films alimentaires, mais c’est vieux… Highlander : Endgame, par exemple, peut rentrer dans cette catégorie. Arrive un moment où on te fait des offres qu’il est difficile de refuser… Et puis, je savais qu’après il n’y aurait plus d’épisodes de la saga. Fortress 2 : Réincarcération, c’est pareil, je vois à la lecture du script que ça ne va pas être fou. Le seul film où je me suis vraiment posé des questions, c’est Vercingétorix, parce que, contrairement à ceux que je viens de citer, il n’y avait aucun respect sur le plateau. Ni de la part de certains acteurs, ni de la part du metteur en scène, ni de la part des producteurs. Je me suis retrouvé seul dans ce bordel, mais je n’ai pas voulu lâcher. Si je m’étais barré, on m’aurait fait un procès, bon… Mais je me disais qu’il ne faut pas abandonner un film en cours, même si ça dérape. Là, ça dérapait pas, c’était Holiday on ice.


La coupe tout à fait naturelle de Vercingetorix…


Mais comment se déroulent quatre mois de tournage quand, dès le début, on voit que rien ne va ?
On souffre. Ça, à la rigueur, ce n’est pas très grave. Vercingétorix, ç’aurait pu être un Braveheart à la française – et c’est comme cela qu’on me l’avait vendu ! Quand Jacques Dorfmann, le metteur en scène, me l’a présenté, il m’a parlé d’une grande fresque, sur le plateau on avait 3 000 figurants… C’était un tournage très lourd. Mais bon, quand le réalisateur arrive déjà bien attaqué à 8 heures du matin et qu’à 15 heures il est écroulé, saoul comme une vache au milieu des figurants et qu’il hurle « fin de tournage ! », ça devient ingérable. L’équipe ne le respectait plus, la production non plus, les acteurs encore moins… Il y avait des comédiens qui, quand ils voyaient que le réalisateur était saoul, se disaient : « Ben, si lui se le permet, pourquoi pas moi ? »
Vous avez aussi produit Xavier Beauvois et son film N’oublie pas que tu vas mourir, qui sera sélectionné à Cannes en 1995.
Xavier Beauvois a une personnalité fascinante. Il porte en lui une vraie souffrance, une vraie détresse. La sélection à Cannes, j’étais ravi pour l’équipe, mais je n’y suis pas allé avec eux. Je n’aime pas Cannes, ça ne m’amuse plus. J’y suis allé deux fois, une fois pour le Ferreri (I Love You, 1986, ndlr), et une fois pour Nirvana, en 1997, présenté hors compétition. Le festival a un peu perdu de son aura. La sélection, c’est toujours les mêmes qui reviennent… Sur le tapis rouge, tu as 90 % de mannequins pour 10 % d’acteurs, tu ne sais plus qui est qui. Je ne comprends pas comment on peut rester quinze jours à Cannes, pendant le festival. C’est pas drôle. T’es déchiqueté tous les soirs, tu te lèves à 8 heures du mat’ parce que tu as des rendez-vous, tu ressors le soir, et tu fais ça pendant deux semaines.
Je ne comprends pas comment on peut rester quinze jours à Cannes, pendant le festival. C’est pas drôle. T’es déchiqueté tous les soirs”
Vous évoquez assez librement vos anciens problèmes avec l’alcool…
L’alcoolisme, j’en parle parce que c’est terminé. La drogue, je n’ai jamais eu de problèmes avec. Je suis même allergique au pétard, alors… Quand j’étais alcoolique, je ne buvais jamais pendant les tournages. Je buvais le soir, oui, mais pas pendant le boulot. Pareil pendant la lecture : je n’ai jamais lu un script sous influence. Le cinéma est trop précieux pour tout foutre en l’air. C’est mon échappatoire pour sortir de la vie quotidienne. Et aujourd’hui, je veux que ce ne soit que du plaisir. Je fais d’autres choses à côté, Le Juge (son dernier roman, ndlr), un peu de business… Je n’ai pas envie de me dire à 60 ans qu’il faut que je tourne parce que je dois bouffer…