GUS VAN SANT, le cool kid from Portland

– Interview : GUS VAN SANT à la Cinémathèque ! –

"Je suis tout sauf aventureux”
 
En ce moment, le réalisateur de My Own Private Idaho est à la fête à la Cinémathèque française : une rétrospective, complétée d'une belle expo révélant l'artiste multi-palettes qu'il a toujours été. L’occasion de revenir avec l’intéressé sur ses années de formation. Par Axel Cadieux à Los Angeles

A force de se focaliser sur ses films, des plus mainstream aux plus radicaux, on avait presque oublié que le grand Gus est resté peintre, photographe et aussi musicien dans l'âme. Tendance underground chic. C'est cette oubli, ou plutôt cette méconnaissance, que l'expo de la Cinémathèque vient corriger jusqu'à l'été. On y découvre notamment une large galerie de portraits d'acteurs et d'actrices en noir blanc, shootés au Polaroid, simple, classiques et élégants, mais surtout sa série de portraits 'cut-ups', qui superpose sur ses modèles des bouts d'autres visages, parfois celui d'une femme sur un homme et inversement. L'effet est aussi brut que troublant. La figure de l'éphèbe légèrement androgyne « vansantien », cousin de la bande de Larry Clark est déjà posée. Idem pour ses photos pour Interview Magazine dans les coulisses du groupe Hanson, la fratrie blonde aujourd'hui oubliée qui n'aurait pas dépareillé dans Elephant. Jeunes hommes en fleur toujours, sa série d'aquarelles réalisée en 2011 est constituée de portraits épurés d'adolescents inconnus à partir de photos piquées sur internet.
En creux, l'expo dresse le portrait d'un homme constamment à la recherche d'une jeunesse ambiguë et broyeuse de noir, un homme propulsé par le besoin de se montrer à la hauteur de ses idoles : Burroughs, Kesey et autres grands drogués subversifs. Il nous raconte ici ses débuts, ses tâtonnements de jeune garçon ambitieux. De Pasolini aux Talking Heads en passant par River Phoenix, le cinéaste replonge dans ses souvenirs de jeunesse. 
 
Votre image est rattachée à Portland, Oregon, pourtant vous n’avez pas passé votre enfance dans cette région.
J’ai grandi dans le Connecticut, en banlieue de New York. Une belle petite ville nommée Darien, très sécurisée, très cossue. Pour beaucoup de gens, cet endroit, c’est le Beverly Hills de la côte Est. Elia Kazan a parlé de Darien dans ce film, Le Mur invisible. Il décrit cette ville comme un endroit profondément antisémite, ce qui n’est pas très loin de la vérité. Avec ma famille, on a ensuite déménagé dans l’Oregon. J’ai immédiatement adoré cet endroit. Peut-être parce que cela ressemblait à un îlot isolé du reste des États-Unis. Sur place, tout paraissait tellement calme. L’Oregon, c’est vraiment l’endroit idéal pour rêvasser : il y a la pêche, la marche en forêt pendant des heures sans but réel, vous pouvez cultiver un jardin.
 
On ne connaît pas trop votre scolarité. Vous étiez plutôt bon élève ?
Pas exactement. L’histoire, les maths, les sciences, je m’en foutais. De toute façon, je n’ai jamais été un élève assidu… Dans ma tête, j’étais absent, je ne m’impliquais pas. J’étais constamment ailleurs. Mais tout n’était pas horrible, hein. Pendant mes années de lycéen, j’ai fait la connaissance d’un professeur d’art vraiment excellent. On était plusieurs dans la classe à être fascinés par ce type et par ses enseignements. Tellement d’ailleurs qu’il est devenu une sorte de gourou au sein du lycée pour toute une petite communauté d’élèves. C’est lui qui, le premier, m’a initié à la peinture. Mais en fin de compte, il n’a pas été le seul de mes profs à avoir de l’influence sur moi. Par exemple, à la même époque, j’ai croisé la route d’un autre prof vraiment important. Lui, il nous montrait des films. Il alternait entre des classiques, à la Citizen Kane, et parfois des films canadiens expérimentaux très abstraits. Je me souviens que la pellicule était tout le temps recouverte de peinture. C’est de cette façon que je me suis rendu compte qu’Andy Warhol était cinéaste en plus d’être peintre. Stan Brakhage, pareil : peintre en plus d’être cinéaste. Mélanger ces deux disciplines, cela m’a parlé.
 
C’est à la même période que vous commencez à vous intéresser aussi à la musique ?
Mon autre grand truc, c’était la guitare. Pendant ces années je n’ai pas arrêté d’en jouer, seul dans mon coin. J’ai également passé pas mal de temps à écouter des disques. Parmi mes trucs favoris à cette période, il y avait les albums de Frank Zappa et aussi les disques d’un groupe de new wave californien qui s’appelait The Motels. Quelques années plus tard, quand j’ai intégré la Rhode Island School of Design, je me suis retrouvé en cours avec David Byrne. Comme on avait pas mal d’amis en commun, un lien s’est créé très naturellement. Et je me suis mis à traîner avec les futurs Talking Heads, à faire partie de leur petite bande, comme ça, par hasard. Dans la musique c’était l’époque où on entendait les prémisses du punk. C’était une époque où le message véhiculé par les chansons était plus important que la musique elle-même. Autant vous dire que ça m’a plu.
 
Ça ne vous a pas caressé l’esprit de vous lancer dans l’aventure rock de cette période de la fin des seventies ?
Non, parce que cela n’aurait simplement pas pu marcher pour moi dans ce domaine. J’ai eu mon propre groupe, mais je crois que je n’étais pas bon. À part le plaisir d’être sur scène, je n’ai jamais eu ce qu’il fallait pour être en première ligne dans le monde du rock.
 
La pratique du cinéma, c’est arrivé comment dans votre vie ?
D’abord, je me suis mis à réaliser quelques courts métrages en amateur avec le caméscope qui appartenait à mes parents. Il m’arrivait de les montrer à mes potes de lycée, mais comme ça, pour voir. Puis, quand j’ai eu 16 ans, en parallèle de la peinture, j’ai décidé de faire du cinéma un peu plus sérieusement. Grâce à mes boulots d’été à New York, je me suis acheté une caméra 16 mm. La plupart du temps, je filmais le voisinage, les moments de vie anodins, puis je déchirais et malmenais la pellicule, un truc assez expérimental. Le cinéma est devenu une obsession. À mes yeux, c’était beaucoup plus complexe que la peinture. Comme j’avais déjà peint beaucoup de tableaux, je voulais surtout passer à autre chose. J’avais quand même du mal à trouver le cinéma plus personnel que la peinture comme mode d’expression. Les choses se sont vraiment mises en place dans ma tête quand j’ai eu 20 ans. Cette période a été celle où la Nouvelle Vague française a commencé à vraiment influencer le cinéma américain. Ça a été un moment de l’histoire du cinéma US réellement passionnant.
 
Pasolini nous a demandé ce qu’on voulait faire dans la vie.
Moi, je lui ai répondu :
‘Je veux écrire de grands livres,
mais sous la forme de films !’
 
Au milieu des années 1970, vous participez à un voyage en Italie avec la Rhode Island School Of Design. Vous pouvez nous raconter cet épisode ?
Cela s’est passé en 1975. Pendant ce voyage, tous les élèves ont rencontré Fellini, qui tournait Casanova, et Pier Paolo Pasolini, qui terminait Salò. Moi, je n’avais vu que L’Évangile selon Saint Matthieu, je ne le connaissais pas bien. On a été chez lui pour déjeuner, il était là avec ses potes du foot. C’était fou, un peu moins de trois mois avant sa mort. Au milieu des années 1970, Pasolini incarnait encore une espèce d’idéal pour les jeunes Américains attirés par l’art. Pour nous, cet homme représentait l’image même des années 1960. Une image fantasmée, presque lointaine… La rencontre avec Pasolini a eu lieu entre les murs d’une sorte de château. Un château avec une décoration d’intérieur très française. On s’est assis autour de lui et là, il a demandé à chacun d’entre nous ce qu’on voulait faire dans la vie. Moi, je lui ai immédiatement répondu : « Je veux écrire de grands livres, mais sous la forme de films ! » Bon, si je m’en tiens au regard un peu absent qu’il m’a lancé, je dirais qu’il n’a pas vraiment percuté.
 
Juste après ces études, vous partez vous installer à Los Angeles.
Quand je suis arrivé à LA, la première chose qui m’a frappé c’est la dynamique folle qui sous-tend cette ville. Vous avez l’impression que tout le monde est en action, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Vous imaginez bien ce que ce genre d’énergie peut avoir comme influence sur un jeune mec qui rêve de devenir cinéaste : on a seulement envie de faire partie de cette ébullition. J’ai d’abord vécu de petits boulots. Ensuite seulement, j’ai été assistant du cinéaste Ken Shapiro. On est au milieu des années 1970 et c’est à ce moment que je réalise mon premier vrai film, Alice in Hollywood, comme Alice in Wonderland. C’était un court métrage, certes, mais je crois que ça se prenait un peu trop au sérieux. Je croyais être plus malin que je ne l’étais réellement. Puis finalement, très vite après ces débuts, j’ai pris la décision de bouger à New York pour bosser un peu dans la pub, juste assez pour réunir de l’argent et réaliser mon premier vrai long métrage, Mala Noche.
 
“Il m’arrivait de peindre des gens croisés dans la rue qui m’obsédaient un peu. Je les transformais en passants des années 1920, sur un fond sépia.”

Est-ce que vous ressembliez à ce genre de jeune adulte que l’on trouve dans vos premiers films, Drugstore Cowboy ou My Own Private Idaho ?
Je n’ai jamais été ni un petit mec de la rue, ni un voyou. Ce n’est pas du tout dans mon tempérament. J’étais beaucoup trop sage pour cela. En revanche, je me suis vite fait pote avec les petits Italo-Américains qui vivaient de l’autre côté de la rue où j’habitais à cette époque. Eux, ils faisaient vraiment les quatre cents coups, mais on sentait aussi qu’ils avaient une fibre artistique. J’étais influencé par les autres et je crois qu’on peut dire que toutes mes inspirations sont venues au hasard des rencontres. Parfois, il m’arrivait de peindre des gens croisés dans la rue qui m’obsédaient un peu. Je les transformais en passants des années 1920 sur un fond sépia. Sinon, je dessinais des petits cartoons, des bagnoles – rien de très profond, donc. Ça nourrissait mon imagination, j’essayais de m’en servir pour trouver ma voie. Parce qu’à la même période, j’avoue que je me posais beaucoup de questions. Suis-je gay ou hétéro ? J’ai eu ma phase d’introspection et j’ai essayé de me servir de ces interrogations pour nourrir mon art.
 
Vous connaissiez Ben Affleck et Matt Damon avant d’être lié au projet Will Hunting ?
Oui, je les connaissais depuis peut-être deux ans. Matt avait auditionné pour Prête à tout. Si je me souviens bien, c’est même lui qui a suggéré le nom de Casey Affleck. Finalement, comme c’est ce dernier qui a eu le rôle, j’ai appris à connaître Matt et Ben via Casey, j’ai entendu parler de leur script, je l’ai lu, j’ai beaucoup aimé et je les ai contactés. C’était une bonne année avant que je sois officiellement lié au projet, mais je voulais leur dire ce que j’en pensais. Ils ont été bons, car l’un de leurs impératifs était de jouer dans le film, du coup beaucoup de personnes liées au projet qui voulaient d’autres acteurs ont été évincées. Pas mal de producteurs ont été éconduits. Un paquet de réalisateurs également. Plus de quarante cinéastes ont été accolés à ce projet : Mel Gibson, Robert Redford, Michael Mann, Jim Sheridan… Même pour moi, ça a été compliqué. On s’est pas mal bagarrés pour obtenir le final cut avec le producteur Harvey Weinstein. J’ai finalement eu gain de cause après les projections test, qui ont été excellentes. Mais oui, Ben et Matt ont été incroyablement têtus et malins, Dieu merci. Stallone avait fait la même chose à l’époque avec Rocky. D’ailleurs, Matt et Ben me l’ont toujours dit : « Notre modèle avoué, Gus, c’est Stallone. On a suivi les traces de Rocky avec Will Hunting ! »
 
Will Hunting est dédié à Allen Ginsberg et William S. Burroughs, morts juste avant la sortie. Vous étiez proche de la mouvance Beatnik ?
Quand j’ai commencé à imaginer à quoi devrait ressembler l’histoire de Will Hunting au cinéma, j’ai eu comme un flash : « C’est à Allen Ginsberg de jouer le rôle d’un des psychologues ! » J’étais proche de lui, je me suis un peu construit à ses côtés, et auprès de Burroughs, évidemment. Depuis les débuts de ma carrière ces gars-là m’ont toujours soutenu. Je me suis même battu pour que le caméo de Burroughs reste au montage final de Drugstore Cowboy. Pourtant, je me rappelle que les producteurs n’en voulaient plus dans le film. Ils trouvaient que Burroughs était un personnage trop sulfureux. Ils avaient peur de son image de marginal et de ses positions politiques. Je ne suis pas persuadé qu’ils aient jamais lu les livres de Burroughs. En tout cas, ils n’avaient pas idée du phénomène qu’il était, et d’ailleurs il a bien fait parler du film.
 
Pouvez-vous me parler de River Phoenix ? Le genre de personne qu’il était…
Keanu Reeves et River Phoenix faisaient partie de mes acteurs préférés. Le fait qu’ils participent à My Own Private Idaho a forcément changé le film, ils étaient déjà un peu connus. Ça modifie évidemment l’aspect du film. Au départ, moi, je visualisais My Own Private Idaho comme un film des frères Dardenne. Ça devait garder un aspect documentaire. Finalement, la renommée des deux acteurs a changé la donne. Il a fallu que je m’adapte à ça, que je filme différemment. La première fois que je l’ai rencontré, River m’a fait l’effet d’avoir une personnalité très forte : doux, intelligent, drôle, créatif, mais un peu barge aussi. Un mélange de beaucoup de choses, et puis très impliqué politiquement. Lui, son truc, c’était la préservation de la forêt. De manière plus générale, il voulait toujours être au milieu des choses, s’investir dans le moindre truc quel qu’il soit. Quand je l’ai connu il avait son groupe, Aleka’s Attic. Il était extrêmement sérieux avec ça, il ne faisait aucun écart, son objectif était de devenir musicien, réellement. Il avait 20 ans et on est devenus très proches. C’est grâce à lui que j’ai fait la connaissance de son frère, Joaquin. Lui, ça a été très difficile de le convaincre de participer à mon film Prête à tout. Il faisait tout pour ne pas jouer. Vous n’aviez pas besoin de l’observer trop longtemps pour comprendre que le cinéma, ça le gonflait. C’est seulement après la mort de River que ça a changé. Il a traversé une période très sombre. Je crois qu’il s’est rendu compte que ça lui ferait peut-être du bien de jouer dans des films.
 
Burroughs, Elliott Smith, River Phoenix… Vous vous êtes souvent rapproché de personnages assez sauvages, hypersensibles. Avez-vous une explication à cette attirance ?
Sauvages, c’est le mot. Elliott Smith, j’aimais surtout sa musique, je l’ai juste rencontré rapidement à Portland car c’était un copain de mon petit ami. Puis j’ai appris à vraiment faire sa connaissance pendant le tournage de Will Hunting. On est devenus amis, au-delà du boulot. C’était un mec très doux, sensible. Et je pense qu’il a compris le film, profondément, je n’ai pas eu besoin de beaucoup le diriger. Moi, je n’ai pas du tout un tempérament aventureux. Par conséquent, j’aime probablement m’approcher de personnes qui le sont un peu plus.
 
Parmi ces outsiders, est-ce qu’il y en a un avec qui vous auriez rêvé de travailler ?
J’ai voulu engager Anthony Perkins sur Even Cowgirls Get the Blues. Malheureusement, comme il était très malade, il a été obligé de refuser le film. Il est mort quelques mois plus tard, avant le tournage. Quand je l’ai rencontré dans le salon de l’hôtel Four Seasons, il semblait aller bien. Son esprit était très vif. Mais surtout, il n’aimait pas trop le Four Seasons. Moi non plus, d’ailleurs, mais nos agents respectifs nous avaient forcés à nous y retrouver. Anthony Perkins aurait préféré qu’on se rencontre au Chateau Marmont. Pour lui, ça aurait eu plus de sens. Il m’a raconté ses soirées avec Natalie Wood, James Dean, ses années de gloire, les années 1950… Toutes ces histoires le faisaient encore vibrer. Et moi, je me sens toujours à l’aise avec les personnages nostalgiques.

Crédit de la première photo : Cut-Ups (2010). Collage numérique réalisé par Gus Van Sant à partir de Polaroids. © Gus Van Sant.

 
Gus Van Sant à la Cinémathèque Française de Paris : exposition (du 13 avril au 31 juillet 2016) & rétrospective (du 13 avril au 28 mai 2016)
GUS VAN SANT / ICÔNES, catalogue de l'exposition édité par Actes Sud, 39€
Pour plus de renseignements, cliquez ici.


Exposition Gus Van Sant – Bande-annonce from La Cinémathèque française on Vimeo.