JACQUES VERGES, l’avocat de la terreur

– Interview : JACQUES VERGES, l'avocat de la terreur –

D’Omar Raddad à Djamila Bouhired, en passant par le terroriste Carlos, la route de l’avocat le plus connu des français, Jacques Vergès, a régulièrement croisé celle du cinéma. Il a même fait l’objet d’un portrait célèbre, L’Avocat de la terreur, de Barbet Schroeder, qu’il ne porte pas franchement dans son cœur. Normal : il préfère les films « rigolos ». Par Thierry Lounas / Photo : Xavier Lambours    

Allez-vous au cinéma ?
Quand j’étais plus jeune, beaucoup. Le dernier film que j’ai vu remonte à une quinzaine d’années. À ce moment-là, j’étais l’avocat de Cheyenne Brando, la fille de Marlon Brando. Elle m’avait emmené au Gaumont voir Le Silence des agneaux. Le film m’avait beaucoup plu… En fait, non, le dernier film que j’ai vu, c’est le film sur Omar Raddad (Omar m’a tuer, de Roschdy Zem, 2011, ndlr), mais là, c’était presque professionnel.  

Qu’est-ce que vous en avez pensé ?
C’est pas mal.  

Ça doit être assez étrange pour vous de voir un film tiré d’une de vos affaires. Jusqu’à quel point acceptez-vous que la fiction arrange la vérité ?
Il faut que les faits qu’il évoque soient réels, c’est tout. Sur Raddad, c’était juste. Mon personnage, lui, peut parfois être un peu folklorique. Dans le film de Youssef Chahine sur Djamila Bouhired, Djamila l’Algérienne (ex militante du FLN défendue par Vergès en 1957, puis épouse de celui-ci. Le film date de 1958, ndlr), j’apparais comme le cliché de l’avocat français, un gros lard qui a des discours sur les Droits de l’Homme, etc. Mon rôle est quasiment comique. Malgré tout, j’étais très satisfait du film parce qu’il participait de l’agitation internationale autour de cette affaire qui a permis d’obtenir la grâce de Djamila (elle a été libérée en 1962, ndlr). On aurait pu me représenter en cul-de-jatte sourd, ça m’aurait été égal.  

« Dans Carlos, je conduis une voiture alors que je ne sais pas conduire, et je fume une cigarette alors que je fume le cigare. »  
Vous apparaissez également dans Carlos, le film d’Olivier Assayas sur le célèbre terroriste.
Là, j’appréhendais la chose. Je me disais : « Mais qu’est-ce qu’ils vont faire ? » car tous les matins, en écoutant la radio, j’apprenais des choses extraordinaires sur moi : j’aurais par exemple tiré à la roquette sur la centrale de Creys-Malville. Je m’attendais donc au pire. Mais, dans le film, je suis finalement assez effacé. Je constate cependant que je conduis une voiture alors que je ne sais pas conduire, et que je fume une cigarette alors que je fume le cigare.

Il y a eu cette lettre de Carlos à l’acteur du film, Édgar Ramírez, dans laquelle il dit : « Édgar, comment peux-tu te compromettre dans un tel film qui ne respecte pas les faits ? » Et la réaction de son avocat qui disait : « Ce film-là est une atteinte à la présomption d’innocence. » Un film peut-il porter atteinte à la présomption d’innocence, selon vous ?
C’est possible. Je pense qu’un film négatif sur un accusé avant le procès n’est pas tolérable. Mais après le procès, non, il n’y a plus atteinte à la présomption d’innocence, cela relève du débat. Prenons le procès Barbie. Quand, au cours du procès, on passe à la télévision un film sur la Shoah, c’est inadmissible, Barbie n’ayant jamais été gardien de camp de concentration. La meilleure façon de ne pas porter atteinte à la présomption d’innocence, c’est de filmer le procès tel quel, car c’est une chose publique. À l’heure actuelle, si vous voulez vous faire une opinion sur un procès, vous devez lire L’Humanité ou Le Figaro. Et si vous allez voir un grand procès d’assises, vous tombez sur une bande de gus, assis les jambes écartées, en train de faire des caricatures. Ça, c’est autorisé. Mais prendre une photo, non. Une photo qui est neutre, en principe, impossible ; une caricature, en revanche, c’est possible. Or ce qui est important, c’est de voir l’accusé, la manière dont il encaisse les accusations, ou pas. Ça, vous ne l’avez pas dans le journal ni dans la caricature.

Le procès Barbie a été entièrement filmé parce que les autorités ont estimé que le procès était un procès historique. Personnellement, je pense que tous les procès importants devraient être filmés, quand c’est possible. Par exemple, la captation du procès du gang des Postiches, ça aurait été formidable et certainement aussi intéressant que le film réalisé à partir de cette histoire. On a presque le sentiment que, au film tiré d’une affaire, vous préfèrerez la captation du procès.

Bien sûr.
La réalité est toujours plus fantastique. Prenez encore le procès Barbie. Le gouvernement a voulu en faire un grand show. La salle des pas perdus transformée en salle de spectacle : 700 places assises, une estrade artificielle, avec la cour et les accusés en haut pour que tout le monde puisse regarder. Je trouve que c’était une bonne chose, car la justice est rendue au nom du peuple. Le minimum, c’est donc que le peuple voie comment la décision est rendue en son nom.  

Avez-vous été consulté pour la mise en scène du procès Barbie ?
La seule chose qu’on m’ait demandée, c’est si nous accepterions, mon client et moi, une cage de verre « pour nous protéger ». Je leur ai dit : « Écoutez, si vous mettez une cage de verre, je vous demanderais de mettre une musique de cirque en même temps. » Ils se sont contentés d’une vitre pour Barbie.  

Est-ce que vous avez regardé les images, ensuite ?
J’ai regardé le film à la télévision. Je pense qu’il aurait fallu diffuser l’intégralité du procès. Avec des extraits, on peut transformer une oraison de Bossuet en conte érotique. Un conte érotique qui se terminerait par « Madame se meurt… Madame est morte. » Mais bon, il était fatal, évidemment, qu’on coupe le procès qui a duré deux mois. Il y a des petits incidents qui auraient pu être gardés dans le film. Par exemple, à un moment, je dis : « Vous ne pouvez pas juger Barbie, il a déjà été jugé. Comme Bousquet à l’époque, à qui on n’a pas refait de procès. » Là, Klarsfeld me répond : « On n’a pas fait de procès contre Bousquet parce qu’on n’avait pas d’éléments nouveaux, mais si Maître Vergès trouve des éléments nouveaux, il pourra demander l’ouverture d’un procès. » Je réplique alors : « Ce que Maître Vergès ne fera pas, n’étant pas un chasseur de primes. »  

« Barbet Schroeder est arrivé avec des intentions hostiles. Il a piégé Idi Amin Dada, il voulait piéger Vergès. Sauf que Vergès n’est pas Idi Amin Dada. »  
Il y a un film dans lequel vous apparaissez en chair et en os, c’est celui de Barbet Schroeder, L’Avocat de la terreur. Vous avez émis quelques réserves sur le film. Vous avez même dit que vous vous étiez un peu fait piéger…
Barbet Schroeder est arrivé avec des intentions hostiles. Il a piégé Idi Amin Dada, il voulait piéger Vergès. Sauf que Vergès n’est pas Idi Amin Dada. Quand il arrive, il me dit : « Je voudrais faire un film sur vous, c’est intéressant votre vie, tout ça. Mais je voudrais être seul responsable des documents, seul responsable des témoignages et seul responsable du montage. » Des amis me mettent en garde : « Tu es con, tu vas te faire piéger. » Je leur dis : « Non, c’est lui que je vais piéger parce que, s’il fait un film sur moi, j’apparaîtrais au moins dans la moitié du film, les gens verront que je n’ai pas deux petites cornes sur la tête et une langue de serpent. Et ils me jugeront sur les propos que je tiens, propos qu’ils peuvent approuver ou désapprouver mais qui ne sont pas ceux d’un fou. » Et les échos du film que j’ai me sont très favorables.  

Qu’est-ce que ça signifie quand vous dites que Barbet Schroeder a voulu « faire un film hostile » : pour démontrer quoi ?
Pour aller dans le sens du vent… « Vergès, c’est sulfureux. » Tout le mythe autour de moi. Le film qu’il voulait faire, il n’a pas pu le faire. Car ce qu’il voulait, à mon avis, c’était avoir des témoignages accablants sur moi. En disant : « On cherche à savoir ce qu’il a fait pendant ces dix ans d’absence. Moi, je vais vous le dire. » À l’époque, j’avais madame Casetta comme cliente (le procès sur le financement du RPR, ndlr), j’avais Cheyenne Brando, je n’étais pas cette image réductrice uniquement basée sur la terreur, le terrorisme et le service aux dictateurs.  

Est-ce que vous n’aviez pas « juste » envie d’un autre film ?

Bien sûr que si. Quelque chose qui se rapprocherait de ma mise en scène au théâtre (7 Jours, 7 Vies, ndlr).

Dans le film de Schroeder, il y a ce fameux épisode du traiteur, où vous évoquez l’un de vos retours en France.
J’arrive à Paris, je vais dans un petit hôtel avec un faux nom. Je ne fais pas mon outing, je le ferai quelques semaines plus tard. Mais un jour, je vais chez un traiteur miraculeusement ouvert un lundi pour acheter du pain, du fromage et du jambon. Quand je sors de la boutique, je vois dans la queue une dame, dont le mari était un avocat très connu ; un brave type, socialiste dissident, un peu compagnon de route du PC dans la défense des coloniaux. En 1957, j’avais été avocat stagiaire dans son cabinet. Un jour, il me demande de partir en mission en Algérie… puisque personne ne se précipitait pour y aller. J’y vais. Je plaide l’affaire qu’il m’a confiée, j’évite à son client la condamnation à mort et on me désigne alors pour défendre Djamila Bouhired. C’est là que j’inaugure ce qu’on appelle « la plaidoirie de rupture », qui a fait parler d’elle depuis. Du coup, toute cette équipe de vieux avocats cassés a été écartée et remplacée par une équipe de jeunes à mes côtés. Donc le père « machin » me haïssait. Vous savez, un cocu ne pense jamais qu’il a mauvaise haleine ou qu’il ne se lave pas assez. Il pense que l’amant est un salaud. Lui mort, sa femme me haïssait tout autant. Elle me voit chez ce traiteur. Je me dis : « Merde, elle va rendre publique ma présence ; comment faire pour que notre rencontre ne soit vraiment pas crédible ? » Je lui sors : « Alors, la grosse ! Ça boume ? » Elle fait: « Oh ! Oh ! Oh…! » Dans la queue, tout le monde rit. Incontestablement, elle m’avait reconnu, mais ce que je lui ai dit était difficilement répétable.  
 

« BHL m’émeut comme une fillette qui pense qu’elle a l’avenir de Brigitte Bardot alors qu’elle est simplement “pas mal”. Il se prend pour Renoir, il va payer très cher un film avec Delon et Lauren Bacall. Ça a été un flop complet. Bon… »  

On parlait des dictateurs et de l’Afrique du Nord. Bernard-Henri Lévy a fait un film autour de Kadhafi et de l’intervention en Libye. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Bernard-Henri Lévy est un personnage qui m’inspire de la pitié. C’est un homme extrêmement riche, c’est un homme d’affaires. Et un homme d’affaires ne peut pas être un artiste, parce qu’il a sur le monde un regard déshumanisé. Prenez des exemples historiques : la dynastie des Dupont de Nemours ; pas une élégie écrite par un Dupont de Nemours. La dynastie des Rockefeller ; pas une nouvelle écrite par un Rockefeller.  

Mais du côté des hommes puissants, il y a eu quelques œuvres…
Mais je parle des hommes d’affaires. Je n’ai pas parlé des hommes riches…Valéry Larbaud était riche, Gide était riche, Mauriac vivait de ses rentes. Tandis que l’homme d’affaires, c’est : « Allo ! Dites donc, je viens de recevoir un coup de téléphone de Bruxelles. La quantité de capture de thons rouges a été baissée par la Commission européenne ; c’est le moment d’en acheter le plus possible ! »  

C’est ça, pour vous, BHL ?
Ce monsieur veut laisser une trace parce qu’il sait très bien que le poisson surgelé, ça ne dure pas longtemps. L’Histoire n’est pas un congélateur. Laisser une trace « artistique »… C’est ça le drame. Alors il se prend pour Renoir… Il a payé très cher un film avec Delon et Lauren Bacall, ça a été un flop complet. Bon… Tout d’un coup, il y a la Libye. Il se dit : « Je suis Lévy d’Arabie, comme Lawrence d’Arabie », et il fait un film à sa gloire. Alors ses cheveux sont au vent, un peu comme les cheveux de Malraux. Ça a été un flop également. Il m’émeut comme une fillette qui pense qu’elle a l’avenir de Brigitte Bardot alors qu’elle est simplement « pas mal ».

Il y a une phrase de Lévy : « Mais moi, ma Guerre d’Espagne je l’ai gagnée : c’est la Libye. »

Malraux en Espagne a pris des risques, il était dans des avions, il a fait un film, un beau film, L’Espoir. Il n’était pas accompagné par les services spéciaux comme lui en Libye. Et puis faut voir le bordel qu’ils ont laissé. La souffrance de Bernard-Henri Lévy me fait de la peine, c’est celle d’un impuissant qui dit : « Mais comment vous faites pour bander ?! »  

Quels sont les cinéastes qui vous ont intéressé ?
J’ai vu La Grande Illusion, j’ai vu des films avec Pierre Blanchar. J’ai vu des films sur la bataille du Rhin à la Libération. Ou alors des films avec Bourvil, La Traversée de Paris. Bourvil, comme de Funès, me font rire. Vous savez ce que madame Merkel a dit, un jour ? « Avant de rencontrer Nicolas Sarkozy, je me suis fait projeter un film avec Louis de Funès, parce qu’on m’avait dit : “Vous le comprendrez mieux”.  »  

On vous associe très peu à l’idée de comédie…
Je suis assez éclectique. Les films rigolos comme les films de guerre me plaisaient beaucoup. J’aimais bien l’acteur Edward G. Robinson, que j’ai vu dans La Femme au portrait. Et les films avec Peter Lorre aussi.  

Pourquoi des films de guerre ? Parce que, enfant, j’étais révolutionnaire. Et puis, à 17 ans, je me suis engagé chez de Gaulle.  

Vous étiez révolutionnaire et gaulliste ?

Oui. J’ai fait trois ans chez de Gaulle. Je ne l’ai pas rendu public, à l’époque. Après le procès des poseuses de bombes, de Gaulle m’a écrit.  

Ah bon… Pour vous dire quoi ?
J’avais publié ma plaidoirie avec l’écrivain Georges Arnaud (Pour Djamila Bouhired, 1957, Editions de Minuit, ndlr) et de Gaulle nous a répondu : « Messieurs, je vous remercie de m’avoir adressé votre petit livre sur Djamila Bouhired. Tout drame français, je le sais personnellement, est un monde de drames humains, et de celui-là vous avez raison de ne rien cacher. Votre éloquente sincérité ne peut laisser personne indifférent. Je vous prie d’agréer, Messieurs, l’assurance de mes sentiments les meilleurs et très distingués. P.-S. : Avec pour vous, Vergès, mon fidèle souvenir. » Et cette lettre a été publiée ensuite par l’Institut Charles de Gaulle, chez Plon. Et moi, cette lettre m’a… bouleversé. D’une part, ça sauvait ma cliente : il avait dû faire savoir aux militaires sa position ; je me suis donc dit : « La partie est gagnée. » Mais en plus j’ai pensé : « Il m’envoie son fidèle souvenir, pourtant je n’étais ni ministre ni ambassadeur. J’étais un gamin de 17 ans, soldat la première année, caporal la deuxième et sergent la troisième. » Et donc ça m’a bouleversé, cette fidélité du patron, du chef, envers ceux qui l’ont servi. Il va sans dire que j’admire énormément de Gaulle, un type d’une cinquantaine d’années, en 1940, colonel, et général à titre provisoire. Il n’a l’appui d’aucun lobby. C’est un officier de tradition. Le gouvernement de son pays, un gouvernement légal, a voté l’armistice. Et lui part à l’étranger et lève une armée, qu’on peut considérer comme une armée privée, face à l’hostilité des Anglais. Et il s’est dit : « Sans ces 15 000 petits couillons qui ont accouru à mon appel, je n’aurais pas réussi. » Et il s’est souvenu. C’est la fidélité du chef envers ses troupes. Alors moi, plus de quinze ans plus tard, fin 1957, quand ça magouillait déjà pour le coup d’État de 1958, qu’il tâchait d’avoir de bons rapports avec l’armée, je me suis dit : « Je suis sûr qu’il va agir pour son petit sergent. »  

Vous êtes un personnage public, il y a beaucoup d’images sur vous. Vous vous en souciez ?
Je ne suis pas people.  

Mais quelques clients vous ont certainement choisi du fait de votre médiatisation.
Non. Pour la confiance. Les types se disent : « Celui là, au moins… » Un jour, j’ai reçu la visite d’une dame de la grande bourgeoisie : « Maître, je vais divorcer, je voudrais vous prendre comme avocat. Êtes-vous d’accord ? » Je lui réponds : « Oui, je suis d’accord, mais je voudrais vous poser une question : vous habitez une grande ville, il y a de bons avocats dans cette ville, pourquoi voulez vous me prendre ? » « Parce que la famille de mon mari est très riche et je ne voudrais pas que mon avocat me trahisse pour de l’argent. » Je poursuis : « Mais ils ne sont pas tous vénaux. » Alors elle conclut : « Je vous ai vu au procès Barbie, et une copine m’a dit : “Si jamais tu divorces, c’est lui que tu prends.” Parce que j’ai compris que ce n’était pas pour le pognon que vous étiez là. »  

Il vous a bien servi ce film, finalement !
Ben oui, il m’a permis de défendre des femmes du monde.

–Propos recueillis par TL. Publié dans So Film n°5, novembre 2012.  
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