JACKIE CHAN : soft power à la chinoise
Au départ un acteur destiné à reprendre en partie l’héritage de Bruce Lee, puis à inonder le marché américain avec des films d’arts martiaux et d’excellentes grimaces. À 66 ans, le héros de Rush Hour et Drunken Master, Jackie Chan a développé d’autres talents que le coup de pied latéral ou la position du cavalier. Parmi eux celui du soft power dès qu’il s’agit de faire passer sur tous les tons la fierté d’être chinois. Quitte à parfois rater le train de l’histoire.
Un thriller urbain sérieux où le kung-fu n’a pas sa place. Ce devait être un nouveau chapitre de la carrière de l’ancien cascadeur. Mais Shinjuku Incident (Tung-Shing Yee, 2009) n’a pas passé la censure de Pékin, le film a été interdit en Chine, officiellement pour « violence excessive ». La représentation d’une communauté de travailleurs clandestins chinois cherchant une vie meilleure dans un arrondissement tokyoïte contrôlé par les gangs ne coïncidait peut-être pas avec la volonté de l’État chinois de diffuser des images positives. En avril de la même année, Jackie Chan a disserté sur la liberté lors du Boao Forum pour l’Asie, une conférence économique annuelle rassemblant le Premier ministre Wen Jiabao, le milieu gouvernemental et le milieu des affaires, soit le même milieu que celui qui dirige la Chine : « Je suis vraiment perdu aujourd’hui. Si vous êtes trop libre, vous êtes comme Hong Kong de nos jours. C’est très chaotique. Taiwan est aussi chaotique. (…) Je commence à penser que nous, Chinois, avons besoin d’être contrôlés. Si nous ne sommes pas gardés sous contrôle, nous allons simplement faire ce que nous voulons. »
De quoi Jackie Chan est-il vraiment le nom dans « le Pays du Milieu » ? Voilà le genre de question que se pose parfois le producteur et éditeur Jean-Pierre Dionnet qui connaît bien la star pour l’avoir plusieurs fois fréquentée : « Il fait partie de ce cinéma de stars qui est en train de disparaître. Par contre, je n’arrive pas à concilier son image publique avec le collectionneur de tasses comme la reine d’Angleterre, le designer de costumes tendance Village People, le fidèle en amitié, le type brillant qui fait des déclarations violentes sur la Chine et qui veut se faire aimer, le boss qui ne connaît pas le mot “vacances” et qui n’apprécie pas qu’on lui dise non. Il dégage une sympathie réelle et une mélancolie. Je me demande ce qui fait courir Jackie. » Jackie Chan a aujourd’hui 65 ans et presque 200 films à son compteur. La grande sympathie dont il bénéficie va au-delà de ses millions d’admirateurs. Il a popularisé la comédie d’arts martiaux et un style de kung-fu qui utilise principalement la chute et l’environnement du combattant, plus proche de Buster Keaton que de Ip Man. Quant à son patriotisme fervent, largement ignoré en Europe et aux États-Unis, il est animé par un balancier permanent entre convictions personnelles et puissants intérêts financiers.
Le discours est trop voyant
Dans ses interventions publiques et en ligne, l’acteur fait souvent part de son amour de sa ville natale, Hong Kong, et de son pays, la Chine. En 1989, il a participé dans la colonie britannique à un concert de soutien aux manifestants de la place Tiananmen. Dix ans plus tard, le voilà nommé ambassadeur de l’Association pour le tourisme de Hong Kong. L’acteur est ensuite devenu le vice-président de la China Film Association, organisatrice de la principale cérémonie de remise de prix du pays. Lors des Jeux olympiques de Pékin en 2008, il a chanté1 pendant des cérémonies d’ouverture et de clôture et a fermement dénoncé les manifestants qui ont tenté d’éteindre la torche. Dans les salles obscures, il a fait une apparition dans le rôle d’un journaliste dans le film de propagande d’État The Founding of a Republic (Jian guo da ye, Sanping Han, Jianxin Huang, 2009), produit pour le 60e anniversaire de la fondation du PCC. En 2013, il a intégré la Conférence consultative politique du peuple chinois qui rassemble les représentants des élites.
Le gouvernement de Taipei fait également l’objet de critiques de sa part (il est marié depuis 1982 à l’actrice taiwanaise Joan Lin Feng-Jiao). « La plus grande blague du monde », c’est ainsi qu’il a qualifié l’élection présidentielle de Taiwan en 2004, remportée par Chen Shui-bian le président sortant indépendantiste. En 2012, il a déjà qualifié Hong Kong de « ville de la manifestation » et a appelé à une limitation légale des sujets qui peuvent y être contestés dans la rue. En réaction aux affrontements entre manifestants et policiers qui ont débuté en juin 2019 dans la région administrative spéciale, l’acteur a appelé au retour au calme, rappelant sa « fierté d’être chinois » et l’honneur de représenter le drapeau rouge étoilé « respecté partout dans le monde ».
Les grimaces, la bonhommie et les figures d’art martiaux ne font évidemment pas de Jackie Chan l’unique relais du soft power chinois existant dans le cinéma. « Le cas du cinéaste Zhang Yimou est aussi intéressant, explique la géographe Nashidil Rouiaï, spécialiste de Hong Kong et de la Chine. Il a fait partie de cette génération de réalisateurs chinois plutôt critique au début. Puis il a montré dans ses wu xia pian (films de sabre, ndlr) la beauté et la grandeur de la Chine, jusqu’à être le chorégraphe des Jeux olympiques de Pékin. Yimou est plus utile au soft power chinois. Il ne prend pas partie en dehors de son travail artistique, contrairement à la position outrancière de Jackie Chan. À partir du moment où le discours est trop voyant, cela suscite de la méfiance et du rejet. Sa popularité est marquée par un fossé générationnel. Il est assez décrédibilisé auprès d’une part importante de la population hongkongaise qui se soulève et le voit comme un suppôt de Pékin, surtout parmi la jeunesse. » « Aujourd’hui, il est largement ignoré par les Hongkongais, plutôt que détesté, précise Laikwan Pang, chercheuse à l’université chinoise de Hong Kong (CUHK) et autrice de l’article « Jackie Chan, tourism and the performing agency ». Les plus âgés ont été déçus par ses prises de position, assez similaires depuis la rétrocession de Hong Kong. En Chine continentale, il peut apparaître comme une figure paternelle d’autorité et presque comme un porte-parole de l’État. »
Une force d’apaisement
Chan Kong-sang, son nom civil, signifie « né à Hong Kong ». En 1954 donc, de parents pauvres qui avaient fui la Chine au début des années 50. Son père s’était précédemment engagé dans l’Armée nationaliste et avait servi dans le renseignement militaire. Ses parents sont employés par le consulat de France avant d’immigrer à Canberra. L’acteur se forme dans une académie d’opéra de la colonie britannique et devient célèbre dans les années 1970. C’est Shaw Brothers qui domine la production cinématographique hongkongaise, propriétaire à son apogée de 3 studios, 35 sociétés, 130 cinémas et 9 parcs d’attractions. Le studio arrête la production de films en 1983 pour se concentrer sur la télévision. Golden Harvest, principal concurrent de la Shaw Brothers, mise de son côté sur Jackie Chan pour rétablir des liens avec Hollywood après la mort soudaine de leur champion Bruce Lee en 1973. « Même si de nombreux producteurs ont essayé de créer le “nouveau Bruce Lee”, personne n’a réussi. Assez rapidement, le marché local a commencé à être inondé de films à l’eau de rose et de comédies. Et tout ce qui était associé aux arts martiaux faisait un four », écrit Jackie Chan dans son autobiographie, Ne jamais grandir1. Il a fait de la figuration dans Opération Dragon (Robert Clouse, 1973), où Lee le frappe à la tête avec un bâton et le maintient par une clé de bras et par les cheveux avant de lui briser la nuque. Aynne Kokas, chercheuse à l’université de Virginie (États-Unis) et autrice de Hollywood Made in China, insiste sur les différences entre « Le Petit Dragon » et son successeur : « Jackie Chan apparaît comme une force d’apaisement. Quand on l’interroge, il a tendance à atténuer les enjeux de classe et de race. Bruce Lee, au contraire, était direct au sujet du racisme qu’il a subi à Hollywood et il s’exprimait sur les enjeux de discrimination et de droits civiques, ce qui l’a rendu très populaire auprès des Africains-Américains. » Jackie Chan reprend la loge de Lee chez Golden Harvest six ans après sa mort. Après avoir mis en place sa propre équipe de cascadeurs, la Jackie Chan Stunt Team, il parfait la formule qui fera de ses films des succès internationaux : une histoire qui met en scène des hommes ordinaires, de l’improvisation dans les cascades qu’il réalise lui-même, une scène d’action en ouverture du scénario et des « valeurs positives » : l’acteur n’incarne jamais un méchant et il ne peut pas mourir à la fin du film.
Ses propos se font progressivement plus « patriotes » après la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997. Le cinéma hongkongais est alors en crise. L’infiltration de l’industrie par les triades, ancienne et discrète, menace directement réalisateurs et acteurs2. La ville (sur)produisait 300 films par an avant que ne frappe la récession de 1999, selon l’historien du cinéma Grady Hendrix3. Après la crise, Hong Kong ne produit qu’une cinquantaine de films chaque année. Une armée de professionnels du cinéma se retrouve sans emploi et un exode massif débute vers Hollywood. Malgré plusieurs tentatives, Jackie Chan n’a pas de lien étroit avec la production américaine avant le succès de Rumble in the Bronx (Jackie Chan dans le Bronx, Stanley Tong, 1995). Il devient une star internationale à 44 ans avec Rush Hour (Brett Ratner, 1998).
« Vous faites du mal à votre pays »
Enfant, Jackie Chan voulait devenir « policier, boxeur, malfrat, agent du FBI ou encore agent secret », écrit-il dans ses mémoires. À l’écran, il a incarné un flic de multiples fois – la franchise Police Story compte six films depuis 1985 – avant que la police chinoise le nomme « ambassadeur du contrôle des narcotiques ». Lorsque son fils Jaycee (baptisé d’après les initiales de son père, J.C.) a été condamné à six mois de prison pour possession de marijuana et pour avoir hébergé des toxicomanes dans son domicile à Pékin, Jackie Chan a fait part de sa « honte », de sa « colère » et a mis en garde les consommateurs de drogues : « pour Pour trouver de l’argent, vous allez voler, cambrioler. En fin de compte, vous faîtes faites du mal à votre pays, à votre famille et à votre fils… c’est un effet domino. ». Il soutient d’ailleurs la peine de mort pour trafic de drogue telle qu’appliquée par la justice chinoise. En 2017, il est apparu dans des messages de propagande gouvernementale diffusées dans les cinémas chinois avant le film. De nombreuses célébrités telles que Donnie Yen, Angelababy, Li Bingbing ou Kris Wu défilent pour faire la promotion des « valeurs fondamentales du socialisme » et du « rêve chinois » théorisé par le président Xi Jinping. « Ce ne sera que lorsque le pays et la Nation se porteront bien que tout le monde ira bien. Quand chacun se bat pour un beau rêve, alors seulement peuvent-ils[il est possible de] se rassembler autour d’un pouvoir immense pour réaliser le rêve chinois », déclare Jackie Chan devant un fond gris.
Sa filmographie a également connu une évolution. « Il participe depuis une quinzaine d’années à de grandes coproductions d’épopées historiques avec un arrière-plan mythologique. C’est en cohérence avec la volonté de valorisation de la Chine. C’est la culture chinoise la plus facilement consommable à l’international : les grands espaces, le confucianisme, la Chine millénaire et intemporelle », selon Nashidil Rouiaï. Cette nouvelle période débute avec The Myth (Stanley Tong, 2005) et Le Royaume interdit (Rob Minkoff, 2008), dans lequel il affronte son jeune rival Jet Li. « Il est prisonnier de sa propre mythologie, comme James Brown. Il a des envies de films réalistes et d’épopées historiques mais il n’a jamais embrassé la noirceur. Il rêve de faire des succès à la Spielberg, en costumes d’époque, avec des mythes chinois », abonde Jean-Pierre Dionnet. Jackie Chan considère Spielberg comme « le plus grand réalisateur américain de tous les temps ».
Certains de ses films diffusent une vision personnelle de la diplomatie culturelle. Selon Aynne Kokas, « l’année L’année où sort Kung-Fu Yoga (Stanley Tong, 2017), une coproduction avec l’Inde, le président Xi Jinping parle justement de diversifier les productions, de ne pas seulement se tourner vers l’Amérique pour maximiser les revenus du box-office. Ce n’est pas accidentel. ». Laikwan Pang : « Même si son nom n’apparaît pas toujours au générique, c’est un acteur majeur dans le système de coproduction entre la Chine et d’autres pays, à la fois pour les investissements chinois à Hollywood et pour les investissements occidentaux en Chine. Bien que ses films récents n’ont n’aient pas rapporté beaucoup d’argent en Occident. »
Record Guinness et Peace Garden
Jackie Chan a consacré plusieurs années au développement de son « projet passionnel autofinancé », Chinese Zodiac. Le film est sorti en 2012 et lui a valu un record du Guinness pour avoir endosser quinze fonctions au générique d’un seul film.1. L’intrigue se concentre sur la quête de douze têtes en bronze (les signes du zodiaque), qui auraient été volées en 1860, lors du pillage du Palais d’été par les armées britanniques et françaises. En avril 2013, la famille Pinault a rendu à la Chine deux têtes qu’elle avait acquises lors d’une vente aux enchères pour 29 millions de dollars. Jackie Chan soutient dans ses mémoires que François Pinault a pris cette décision après avoir vu Chinese Zodiac dans un avion. « Le patriotisme ne se limite pas uniquement à ramener des objets sur son territoire (un thème récurrent dans plusieurs de ses films, ndlr). Ainsi, je voulais répandre la culture chinoise pour que tout le monde puisse apprendre à la connaître. Ce qui signifiait aussi que certains objets anciens devaient être exportés. Cela ne pose aucun problème tant qu’il ne s’agit pas de trésors nationaux uniques, comme les têtes d’animaux du zodiaque », écrit l’acteur. En parallèle de avec la production de films, il utilise sa fortune (58 millions de dollars gagnés en 2019, selon Forbes) dans de multiples projets philanthropiques en Asie et en Afrique. Dans son autobiographie il explique : « Je le vois comme une sorte de diplomatie civile. J’aide les gens partout dans le monde, et tout le monde sait que je suis chinois et que c’est un Chinois qui leur vient en aide. » Depuis 2004, Chan est le seul citoyen chinois à avoir été nommé ambassadeur itinérant de l’UNICEF. C’est à Shanghai qu’il a installé la galerie Jackie Chan Film pour présenter les accessoires utilisés dans ses films. Un Jackie Chan Peace Garden devrait être construit à Kunming (province du Yunnan). Dans cet espace, se trouvera un musée consacré à son œuvre, mais aussi un stade pour l’organisation d’événements culturels. Seul regret exprimé dans ses mémoires ? À Hong Kong rien n’a encore été baptisé à son nom. Tous propos recueillis par V.D. sauf mentions