Prod DB © Films du Carrosse / DR L’AMOUR EN FUITE de François Truffaut 1979 FRA tournage avec Jean-Pierre Leaud et Francois Truffaut indication, metteur en scene, script

Jean-Pierre LEAUD : « Le jour où j’ai appris la mort de Truffaut… »

La saga Antoine Doinel ressort est de retour au cinéma en version restaurée 4K. L’occasion de se replonger dans ce texte inédit que Jean-Pierre Léaud nous avait confié. Il raconte sa réaction à la disparition de son père de cinéma, la même nuit que celle de Pierre Kast, avec qui il était en plein tournage de L’Herbe rouge à Cinecittà… C’était le 21 octobre 1984. Photos : Xavier Lambours (pour Sofilm)

« Lorsque j’ai appris la mort de François, j’étais à Rome. Sans le pape, Rome n’est pas vraiment Rome. Je tournais L’Herbe rouge de Boris Vian devant la caméra de Pierre Kast, à Cinecittà. Je savais François très malade, il avait été opéré du cerveau, tout le monde me cachait la vérité. Seul Claude de Givray (ndlr : co-scénariste de Truffaut) m’avait téléphoné : “Tu as bien compris, François ne se remettra pas, il va mourir.

J’avais dit à ma compagne : “Lorsque tu apprendras la mort de François, téléphone-moi, je préfère que ce soit toi qui me le dises plutôt que la voix anonyme d’un assistant qui viendrait frapper à ma porte.” C’était le contrat moral qui était passé entre elle et moi.

La veille, Pierre Kast, qui était malade et soigné pour alcoolisme, avait eu un accident très grave sur le plateau, et avait été rapatrié d’urgence à Paris dans un avion clinique. Dans la nuit, lors d’une soirée, on m’apprenait qu’il était mort dans l’avion alors qu’il arrachait ses tubes de perfusion. Je suis rentré dans mon hôtel très triste et m’endormis.

Plus tard, j’étais réveillé par la sonnerie du téléphone. Somnolent, je décrochais : “Allo, c’est Hélène. Tu m’avais dit de te téléphoner quand j’apprendrai sa mort. – Oui, je sais, il est mort cette nuit.” Je retombai dans le sommeil. Le téléphone sonne encore : “Je ne comprends pas, tu m’as dit que moi seule devais te téléphoner pour t’annoncer la mort de François.

Ah merde.” Je n’avais pas compris, je croyais qu’il s’agissait de la mort de Pierre Kast. Un assistant, le premier, dévasté, frappe à ma porte, ouvre et m’annonce : “François Truffaut est mort cette nuit.” Il me donne deux Valium et me dit : “Je reste avec toi toute la journée.”

JEAN-PIERRE LEAUD AUX ARÈNES DE LUTÈCE À PARIS LE 19 JUILLET 2020

Je m’habille en vitesse, c’était le petit matin, je saute dans un taxi avec lui : “Conduisez-moi place du Vatican.” L’immense place était vide, seuls deux jeunes prêtres en soutane se hâtaient. Pris soudain d’une violente colère – un homme pris de colère est habité par les dieux, disent les Anciens –, je me précipite vers l’un d’eux et lui mets mon poing dans la gueule. Je lui dis : “Mais tends l’autre joue, tends l’autre joue...” Mais il ne la tendait pas. La logique de l’Évangile est une logique de l’angélisme qui ne s’adresse pas aux hommes. Il me fallait absolument avoir une entrevue avec le pape, l’homme le plus proche de Dieu sur terre, pour que Dieu à travers lui m’explique pourquoi François Truffaut était mort. Alors que je traînais furieusement ma douleur, soudain je me fais arrêter par les flics. Le premier assistant a plaidé ma cause auprès d’eux. Le prêtre n’a pas porté plainte. Il s’agissait de deux jeunes prêtres de gauche venus d’Amérique du Sud, qui venaient rencontrer Jean-Paul II, qui leur avait accordé une entrevue. “Si tu es chrétien et que tu vois un pauvre, tu lui donnes du pain. Si tu te demandes pourquoi il est pauvre, tu deviens marxiste.” C’est ce qui soutenait la foi de ces deux prêtres, et qu’ils voulaient faire entendre au pape. Voilà comment, saisi par une terrible colère place du Vatican, je n’ai pu interpeller Sa Sainteté Jean-Paul II pour que Dieu me rende des comptes.


Le lendemain, je terminais L’Herbe rouge avec Dugowson qui remplaçait Kast en vitesse sur le tournage, comme c’était prévu dans le contrat. Sur le plateau, il me serra dans ses bras, me disant : “Il faut que tu saches que tu vis le moment le plus dur de toute ta vie.” Ma compagne ne m’avait pas rejoint sur le plateau de Cinecittà, me laissant seul dans l’effroi de ce moment terrible. C’était dur. Le lendemain, je devais quitter la ville éternelle pour rejoindre Paris en avion. Je me retrouvai au cimetière de Montmartre. Tout Paris était là pour assister à l’enterrement de François. Il s’était fait incinérer. J’étais seul face à ses cendres. »