JOURNAL D’AMERIQUE : « Tu sais que tu ne feras jamais un blockbuster »

Dans son étrange et magnétique Journal d’Amérique (en salles le 22 novembre), Arnaud des Pallières mêle petites et grandes histoires (sur carton-texte) dans un montage flottant d’archives vidéo hétéroclites : films institutionnels, home movies… Le résultat de journées entières passées à fouiller dans le fonds incroyable rassemblé par Rick Prelinger depuis 1983. Explications avec l’archiviste.

Pouvez-vous présenter vos différentes activités actuellement ?
On me connaît en tant qu’archiviste vidéo, je suis aussi écrivain et je passe beaucoup de temps à faire des interventions en public, des projections… Ma femme et moi, on tient aussi une bibliothèque de recherche expérimentale à San Francisco depuis vingt ans. L’objectif est de rassembler des archives papiers et visuelles afin de les rendre accessibles à des artistes et activistes qui voudraient s’en servir dans leur propre travail.

Qu’avez-vous pensé de ce Journal d’Amérique ?
En fait, j’ai vu le film à différentes étapes de sa production et je suis un grand fan du cinéma d’Arnaud. J’avais aussi suivi ses courtsmétrages précédents (Diane Wellington et Poussières d’Amérique, également montés à partir du fonds Prelinger, ndlr) et il me semble qu’Arnaud emmène les archives complètement ailleurs, dans un espace qui ne relève ni de la fiction, ni du documentaire, tout en conservant une signification culturelle et historique. En docu, il y a une forte tendance à domestiquer ou lisser les images en les faisant rentrer dans une dramaturgie ou en contrôlant les réactions avec la musique et le son… Tous ces petits trucs que les cinéastes mobilisent. Là, on a l’impression que les archives sont libérées, qu’elles sont libres d’occuper d’autres fonctions. Et on peut redécouvrir l’Amérique à partir d’un nouvel espace critique.

Vous l’avez laissé libre de piocher dans les archives ou il vous a demandé des choses en particulier ?
Au début, Arnaud a commencé par explorer les archives en ligne. Et puis pour le court Poussières d’Amérique, je lui ai envoyé un disque avec des milliers de fichiers, c’était un peu comme un grand terrain de jeu pour lui. Sa méthode est simple : il s’assoit dans une salle de montage et il y passe des heures, des jours, des mois… J’adore cette manière de travailler où il s’agit de laisser le matériau d’origine vous guider là où il veut aller. C’est un processus méditatif, une sorte de quête monastique, un peu comme un vœu de pauvreté. Tu sais que tu ne feras jamais un blockbuster.

Comment avez-vous eu l’idée de collectionner ces films amateurs, à l’origine ?
J’ai abandonné le lycée plusieurs fois, et ensuite j’ai travaillé pendant sept ans comme typographe. Un jour, mon colocataire a fait un documentaire qui a eu beaucoup de succès, The Atomic Cafe (1982), un docu sur l’ère de la guerre froide et la culture de l’arme nucléaire. Un gros producteur américain lui a alors proposé un documentaire sur la sexualité et l’amour, et il m’a engagé comme directeur des recherches. J’ai découvert un monde génial qu’on appelle le « Useful Cinema », en essayant de remonter le fil du contrôle psychologique et social des masses après la Seconde Guerre mondiale. C’étaient des films éducatifs, industriels, publicitaires… Il y en avait en Europe mais tellement plus aux États-Unis : 600 000 films entre les années 20 et 80. C’est à la fin de ce projet que j’ai commencé ma collection.

Où avez-vous trouvé la place pour stocker tout ça quand vous avez débuté en 1983 ?
Nous vivions à New York dans le Meatpacking District de Manhattan, un quartier à l’abandon. Là-bas, j’avais de l’espace dans deux bâtiments différents, à la bonne température et avec un contrôle de l’humidité. C’était un moment de transition entre la pellicule et la vidéo, donc beaucoup d’archives étaient jetées. J’ai collecté peut-être 4 000 films la première année, puis beaucoup plus l’année suivante. Arrivé en 2000, j’avais réuni 200 000 boîtes de films issus d’écoles, de bibliothèques, de laboratoires… Aux États-Unis, les lois sur le copyright sont bien moins strictes qu’en Europe. Les droits de beaucoup de films sont expirés, c’est plus facile. Et puis au passage, je me suis mis aux films amateurs aussi. Les home movies challengent notre conception du cinéma. On peut trouver des centaines de célébrations de Noël, mais ce qui est intéressant, ce sont les variations, le Noël où l’oncle est affaissé à côté du sapin. Ce sont des expressions populaires, des traces de notre vie quotidienne, c’est passionnant. Et une fois projetées sur grand écran, on regarde ces archives différemment. Arnaud des Pallières en a bien conscience. On devient des ethnographes, des sociologues, des géographes… Et il suffit parfois d’un regard pour capter les relations entre deux personnages muets.

Vous avez depuis cédé une partie de votre collection…
En effet, les choses ont changé quand j’ai pris conscience que la collection avait une importance nationale, et tout a été archivé à la bibliothèque du Congrès en 2002. J’ai pu respirer un peu, je suis libre maintenant de me concentrer sur les home movies. J’ai pris l’habitude de demander aux gens que je rencontre s’ils ont des archives familiales, j’en achetais aussi sur Ebay mais ça coûtait cher et ça ne valait pas le coup. Ces dernières années, on vient plutôt à nous pour nous les confier. L’année dernière on a reçu un soutien important d’une fondation privée, ce qui nous permet de tout scanner très rapidement, avec deux scanners et neuf salariés. Depuis le début de l’année, on a numérisé quasiment 3 000 films. J’adore quand on sort un film de sa boîte : parfois il sent mauvais, souvent il est en mauvais état… C’est dur de travailler avec, mais une fois numérisé, on peut en faire plein d’usages différents. Le problème de nos jours, c’est que les fichiers sont très lourds car on les scanne en très haute définition et qu’il faut donc encore pouvoir les stocker. On sait que le réchauffement climatique va rapidement poser des problèmes de conservation…

Est-ce que vos recherches ont déjà fait émerger un cinéaste inconnu ?
Il nous arrive parfois de tomber sur des archives d’une seule personne : par exemple, on a retrouvé 40 boîtes de films 8 mm tournés par un certain James Arthur Touchstone aussi connu sous le nom de « Jobo Baby » et qui venait de River Rouge (Michigan), une petite ville industrielle à côté de Detroit. Ce type était un MC qui organisait des soirées musicales dans les années 60. Il a filmé la vie quotidienne de la communauté noire de son quartier dans la rue, dans des magasins, des fêtes… Certains de ses amis étaient des bohémiens et des performers transgenres qu’il a filmés dans leurs salons, leurs librairies, etc. Cette collection est vraiment fascinante. On est en train d’essayer de monter une projection sur place pour retrouver les témoins de cette époque.

Chroniques dans Sofilm n°100 , en kiosque (Novembre-décembre).