Justine Triet : « Les bons élèves, c’est chiant »

Une Première ministre « estomaquée », un Président de la République silencieux, une volée de bois vert. Voilà comment a été accueillie la Palme d’or remise cette année à Justine Triet pour Anatomie d’une chute, son quatrième long métrage, en salles ce 23 août. Sans doute en aurait-il été autrement si la cinéaste n’avait pas fustigé la réforme des retraites et alerté sur la disparition de l’exception culturelle française dans son discours. À Cannes au moins, elle avait fait l’unanimité avec ce fait divers au scalpel, à mi-chemin entre le film de procès et le drame conjugal, porté par un personnage féminin sombre et complexe dont elle a le secret. Dès son retour à Paris, la cinéaste nous a accueillait chez elle, la Palme dormant encore dans sa boîte sur un coin de table. Elle est revenue sur ce grand barouf et sur ce qui a infusé – de Richard Fleischer à Faites entrer l’accusé – dans son film le plus maîtrisé à ce jour. Extrait

Comment vous vous êtes sentie, après ces dix jours cannois bien intenses ? 
Je n’ai pas maîtrisé le délire que ça allait être, mais je ne regrette rien. Il est évident que ça aurait été beaucoup plus simple de remercier mes parents en brandissant la Palme, mais j’ai voulu retourner la caméra pour montrer ce que vit ma génération, ainsi que celle qui arrive. Mais aussi l’ensemble des Français, car ce qui a été beaucoup occulté dans mon discours c’est la partie sur les retraites ! Et c’est ce qui met tout le monde d’accord : 90 % des actifs français sont contre cette réforme. 

Vous avez eu le privilège d’être épinglée dans la presse par Eddy Mitchell, ce qui n’est pas donné à tout le monde…
Ouais ! Ça m’a confortée dans l’idée qu’il y a une fracture immense et très peu d’empathie d’une partie de cette génération pour ceux qui arrivent et sont concernés. 

Après la cérémonie, le cliché qui est resté c’est vous avec la Palme, clope à la main, paru dans Libération. Qu’est-ce qu’elle raconte cette photo 
Elle raconte que je me suis remise à fumer à Cannes ! Le contexte c’est celui-là : on sort vers 21 h 30, j’imagine que c’est parti on va faire la fête, et en fait je me retrouve dans un tunnel de journalistes jusqu’à minuit. Cette photo raconte peut-être aussi que je ne réalise pas du tout ce qui vient de se passer.

C’est peut-être trop tôt, mais au-delà de la reconnaissance symbolique, est-ce qu’une Palme ça change quelque chose à vos ambitions, en tant que cinéaste ? 
Disons que ça calme un peu ma crise de la quarantaine ! C’est hyper joyeux de savoir que ça ne m’arrive pas à 80 ans, c’est cool. Pour l’instant je n’ai pas de projet en cours, ce film m’a demandé énormément pendant trois ans. J’ai tout donné et je suis un peu vidée, j’ai besoin de temps.

© Frankie & Nikki (pour Sofilm)

Anatomie d’une chute est l’histoire d’un fait divers : un homme est retrouvé mort, et sa femme est accusée de l’avoir assassiné. Vous regardez beaucoup de séries et d’émissions consacrées à ce genre d’affaires ?
Je regarde énormément de choses liées aux faits divers, dont plein de merdes. Faites entrer l’accusé évidemment, mais pas que. Quand je dis tout, c’est tout. Et tout ne m’a pas servi, loin de là. Mais il y a quand même le cas incroyable d’Amanda Knox, qui m’a beaucoup marqué : c’est une Américaine, une fille sublime dont on a déliré une vie sexuelle débridée, qui est accusée du meurtre de sa coloc en 2007 en Italie. L’autre suspect est un homme banal, pas passionnant, qui ne retient pas l’attention. À côté il y a cette nana extraordinaire et ça fait une histoire à raconter, un pitch qui fascine. C’est fou ! L’affaire Amanda Knox, c’est le procès de la beauté. Tu comprends qu’il y a un fantasme sur une figure, ça m’a vachement inspirée.

Et pour vous préparer, avez-vous suivi des procès, au tribunal ? 
Oui, mais pas pour ce film… En fait quand je rentre aux Beaux-Arts, le premier truc que j’apprends c’est l’histoire de la vidéo, donc du documentaire et du journalisme. Les premiers films qu’on me montre là-bas, à vingt ans, c’est ceux de Fred Wiseman. Mes potes de l’école, ils s’en foutaient complètement de la fiction. Ils la méprisaient. Le seul truc important, à l’époque, c’est ce qui se passe en vrai. Donc pour m’imprégner, j’étais tout le temps au Palais de justice, aux comparutions immédiates, etc. J’y allais presque de manière hygiénique, c’était mon boulot quoi ! 

Mais pourquoi avoir choisi les tribunaux, justement ? 
C’est comme ça, j’ai toujours été passionnée par le milieu de la justice. J’ai côtoyé pas mal d’avocats notamment au moment de Victoria, donc pour Anatomie d’une chute, j’en ai recontacté certains. Mais l’apport de loin le plus intéressant, c’est quelqu’un que je ne connaissais pas, Vincent Courcelle-Labrousse, un proche de David Thion, l’un de mes producteurs. Il s’est avéré passionnant, très ouvert aux enjeux de cinéma, avec une formation hybride, pas du tout l’avocat typique. On l’appelait tout le temps avec Arthur, on le consultait sur plein de trucs, il est presque devenu le psy du scénario… Il m’a aidée, notamment, à me défaire de tout ce que j’avais pu voir dans les grands films de procès américains. 

Anatomie d’une chute (2023)

Certains ont été de vraies inspirations ? 
Le Génie du mal, de Richard Fleischer ! C’est drôle parce qu’il était dans ma pile de tous les films de procès, mais je n’avais pas envie de me le faire celui-là. Je m’endormais dessus. Un jour, je finis par le voir et à la fin, la plaidoirie d’Orson Welles me donne une idée géniale. Tu vois Welles, sa stature, tu imagines qu’il va te faire une espèce de truc à la Dupond-Moretti. En fait c’est tout l’inverse. Il est tellement délicat, il ne force rien, d’une modernité dingue. Il démarre en disant : « Bon, le mec que je suis en train de défendre, évidemment qu’il a l’air coupable. » Énorme corps, voix toute douce. Du coup, tu l’écoutes. J’ai dit à Arthur : « C’est ça, notre guide. » Pour l’avocat, il nous faut un mec normal, sans effet de voix (Swann Arlaud a décroché le rôle, ndlr). 

Une salle de tribunal, c’est une boîte. Comment ça se filme, une boîte ?
Quand tu t’attaques à ce type de scènes, ton cerveau est déjà saturé d’images. Donc tu te poses deux fois plus la question de la mise en scène, et c’est vrai que ça a été une obsession, un casse-tête. Je voulais avant tout créer du mouvement et éviter le côté tableau. 

L’inverse de Saint Omer, donc…
Oui, nos approches esthétiques sont différentes. Mais j’aime énormément ce film. D’ailleurs je voulais proposer le rôle de la deuxième avocate à Alice Diop, mais elle était en plein montage. 

Quels ont été les défis dans le tribunal, alors ? 
Il faisait 45 degrés dans cette fameuse boîte et pas de système d’aération, donc les gens devenaient fous. J’ai demandé à ce qu’on prenne une heure par jour avec les comédiens en place, avant de tourner. Ces heures-là, elles coûtent cher et c’est un luxe que l’on n’a pas en général. Mais j’y tenais, car ça me permettait de trouver des idées nouvelles. Il y a un plan en mouvement devant l’enfant (Milo Machado Graner, ndlr) par exemple, comme un balancier : c’est un accident. Un jour je suis derrière le combo, et je vois mon chef opérateur assis sur ce drôle de siège en mouvement. Et je me dis :« Mais c’est vachement bien ça, ! Pourquoi on s’emmerde avec des travellings très lents… »

© Frankie & Nikki (pour Sofilm)

Vous co-signez donc le scénario avec Arthur Harari, votre compagnon, lui aussi cinéaste. Le film traite d’un couple d’écrivains : elle est reconnue, lui est dans l’échec et jalouse son succès. Votre vie privée a-t-elle eu un impact sur l’écriture ? 
L’écriture de ce film a été particulière, intrinsèquement liée à notre vie privée : on a commencé en mars 2020 au début du confinement. Arthur devait m’aider juste trois mois, puis ça nous a happé, lui s’est attaché au film et voilà, ça a duré plus longtemps que prévu. 

Il y a une scène de dispute, notamment, qui transpire le vécu… 
Eh bien pas du tout ! Je crois que personne n’arrive à se disputer avec autant d’arguments solides pendant aussi longtemps. Mais même les thèmes sont ceux de ces personnages, pas les nôtres, ce serait trop simple. Ce qu’il y a c’est surtout qu’on n’était pas d’accord en l’écrivant ! (rires) Arthur a écrit une version, moi une autre. Il trouve ma version nulle et moi, pareil pour la sienne. Je finis par lui dire qu’il ne comprend pas ce que je veux raconter à ce moment précis. Avec la scène d’ouverture, c’était les deux seules pour lesquelles on n’arrivait pas à se comprendre. Ce serait trop caricatural de dire que je m’intéressais à la femme et lui à l’homme, mais on a malgré nous été un peu mangés par ce conflit, on a été débordés, et on a lutté avec cette matière… Le film s’est construit sur ce dialogue compliqué, toute l’écriture a été un ping-pong permanent. Pas une bataille, attention, c’était joyeux, mais très intense aussi, avec pas mal de crispations… 

Anatomie d’une chute (2023)

Le grand sujet du film, c’est aussi l’enfant qui découvre la vie intime de ses parents… 
C’est au centre depuis le tout début. L’enfant, c’est celui qui n’est pas censé être dans le tribunal et qui se prend l’enfer en plein visage. C’est notre point d’ancrage, il dicte en partie la mise en scène. Et là, pour le coup, je me suis aussi inspirée de moi. En écrivant, je pensais à ma fille de douze ans et je me disais : « Mais au fond, qu’est-ce qu’elle connaît de ma vie ? » J’ai réalisé que d’une certaine façon, on était des étrangères. De la même manière que ma mère l’était pour moi : un jour j’ai découvert beaucoup de choses sur elle que j’ignorais. Comment faire pour initier son enfant à ça ?

Comment avez-vous dirigé Sandra Hüller ? A-t-elle une idée, ou non, de la culpabilité ou de l’innocence de son personnage ? 
C’est drôle parce qu’à un moment elle m’a dit : « Bon, Justine, j’en ai marre, tu me dis si elle l’a tué ou non parce que vraiment, pour moi ça change tout ! » Je ne lui ai pas répondu directement, car même moi je n’ai pas d’idée arrêtée sur la question. Je le sais à 90 %, je dirais, et j’en resterai là (sourires). Mais en tout cas, je lui ai répondu de jouer comme si elle était innocente. Car dans tous les trucs plus ou moins nuls que je m’envoie sur des procès ou des faits divers, à chaque fois je ne supporte pas quand l’acteur surjoue l’innocence. En gros, quand il joue un coupable qui joue l’innocence, avec cette complaisance machiavélique. Ça me rend dingue. Je lui ai dit d’éviter le « niac niac niac ». 

Anatomie d’une chute (2023)

Le « niac niac niac » ?
C’est comme ça que j’appelle les moments de thrillers bas de gamme et bas du front. On a eu quelques prises comme ça, j’étais terrifiée. Ah non, quelle angoisse… Ça aurait totalement ringardisé le film.

En parlant de Sandra Hüller, vous avez vu le film de Jonathan Glazer, The Zone of Interest, qui a eu le Grand Prix et dans lequel elle joue aussi ? 
Bien sûr ! J’ai été hyper impressionnée, Sandra m’en avait parlé mais je m’attendais pas du tout à ça. Honnêtement il m’a bien ravagée pendant deux jours, j’ai essayé de le mettre à distance car je devais faire ma propre promo, à Cannes. J’étais persuadée qu’il aurait la Palme. Et puis Sandra, quoi : je la vois mise à mal, courbée, dans un niveau de lâcher prise total… Cette femme est dingue. C’est ce que j’ai tout de suite adoré chez elle : elle ne gère pas son visage, sa coiffure, son maquillage. Les actrices de plus de quarante ans, j’essaie de ne pas les filmer par en dessous car ça peut les désavantager physiquement. Je connais ces enjeux, j’ai 44 ans, le même âge que Sandra, ça me parle. Eh ben Sandra, elle s’en fout totalement. Tu peux faire toutes les contre-plongées que tu veux, elle n’est pas dans ce rapport-là…  

L’entretien complet est à retrouver dans Sofilm n°98, en kiosque.