KELLY REICHARDT : « C’est un moment très déprimant pour l’environnement »

Alors que son dernier film, First Cow, est enfin en salles, la grande Kelly Reichardt est également célébrée dans un cycle de projections au Centre Pompidou qu’elle accompagne, et dresse un constat d’impuissance amer face à ce monde qui perd les pédales…

Le Centre Pompidou vous a consacré une rétrospective dans le cadre du festival « L’écologie des images ». Les arts peuvent-ils avoir un impact dans la promotion du respect de l’environnement ?

Je ne sais pas si j’ai la réponse à une question si vaste mais l’environnement n’est pas devenu un enjeu important hier, et pourtant, il ne me semble pas que l’art ait eu les effets escomptés. Je lisais récemment une citation de Ken Loach, qui disait en substance sa déception de réaliser que l’art ne produit aucun résultat politique. J’écorche sa citation, mais c’est vrai, il n’y a aucune preuve qui permettrait de dire que l’art apporte un changement.

La nature apparaît beaucoup dans vos films…

Si mes premiers films ont été réalisés en extérieur, c’est aussi parce que je n’avais pas les budgets pour filmer en intérieur. Mais il est vrai que dans River of Grass, j’avais aussi envie de montrer en arrière-plan ce qui arrivait aux zones humides. De manière générale, lorsque j’écris, je commence toujours par visiter des lieux dans lesquels j’aimerais bien tourner, donc les films commencent parfois avec des espaces. Mais le combat de l’homme ou du capitalisme contre la nature, cela vient des écrits de John Raymond, dont je m’inspire beaucoup. Dans Old Joy par exemple, il y a cette idée de l’homme qui s’attaque à la vie sauvage, des espaces qui sont de moins en moins protégés… 

et vous avez beaucoup voyagé à travers les États-Unis, dans ces États ruraux où l’activité humaine a tout changé. Vous semblez avoir cessé de le faire…

Oui. Au départ, il s’agissait de voyages familiaux et puis c’est devenu une occupation quand je suis arrivée à l’université. Il y avait ce système qui permettait de conduire la voiture d’un riche propriétaire jusqu’à son lieu de résidence, donc vous alliez par exemple jusque dans le Tennessee et puis vous attendiez là-bas que la prochaine voiture devienne disponible. J’ai passé des étés entiers à faire ça. Puis j’ai habité à New York et je faisais des films dans l’Oregon, donc il y avait très régulièrement ces longs allers et retours. Mais au fil du temps, tout cela est devenu moins aventureux. Lorsque j’ai réalisé Wendy et Lucy et Old Joy, j’ai arpenté le pays pendant des semaines, et à la fin, je ne faisais que rester sur les autoroutes. C’était devenu plus une corvée qu’une découverte.

Est-ce aussi parce que les paysages ont trop changé ?

Oui, c’est devenu tellement déprimant de voyager en voiture, alors qu’autrefois, c’était très inspirant. Déprimant de voir avec quel manque d’imagination nous transformons les choses. Aujourd’hui, les grands axes fréquentés sont globalement des autoroutes où on trouve de la mauvaise nourriture et un tas de choses pas terribles.

Vous disiez justement que les voitures et l’architecture modernes seraient devenues « moches » et qu’il fallait « vivre avec la laideur ». Les États-Unis sont-ils devenus uniformément moches ?

(rires) Non, bien sûr, il y a encore de la beauté à trouver. Dans la vie de tous les jours, je ne crois pas que cette tendance dont je parlais soit délibérée, il n’y a pas de problème avec les machines à café, les voitures ou quoi que ce soit. Mais pour la beauté des paysages, vous devez aller de plus en plus loin hors des sentiers battus pour la trouver. Les entreprises et le business ont gagné : tant de régulations environnementales ont été défaites au cours des dernières décennies…

Pourtant, il existe aujourd’hui justement ce défi écologique. Les États-Unis ont-ils pris conscience de l’enjeu ?
Je crois que les gens ont compris l’enjeu, mais je crois aussi qu’une partie de la population pense qu’elle va pouvoir simplement débourser de l’argent pour se sortir des catastrophes qui viennent. Et pourtant, quand vous regardez le nombre de personnes qui ont dû quitter les terres où leur famille vivait pour se retrouver dans une situation précaire… C’est un moment très déprimant pour l’environnement. Ici sur la côte Ouest, nous avons perdu les arbres les plus vieux à cause des incendies. En proportion, cela équivaut à quelque chose comme l’impact d’une bombe atomique. Et je crois que la côte Est et le centre du pays n’ont même pas compris l’ampleur de la dévastation.

La population américaine n’est-elle pas encore trop attachée au capitalisme et au productivisme pour vraiment se préoccuper de l’environnement ?

Si ! Ce sont des thèmes qui sont très présents dans First Cow. Nous nous sommes intéressés en arrière-plan à une époque où la côte Ouest n’était même pas encore américaine et où le commerce commençait à apparaître. Et avant même que tout se mette en place, il y avait déjà des structures de pouvoir, qui continuent de nous influencer. Nous nous sommes aussi concentrés sur la chasse au castor et sur ses effets : ils ont tant appauvri les populations de castors, bien plus que dans le cas des bisons, et je ne parle même pas de ce qui a été fait aux populations indigènes… Ils ont vécu là pendant des siècles, et soudain, en quelques années, tout a complètement changé.

First Cow

D’ailleurs, les populations natives vivent aujourd’hui dans des petites réserves sans avoir la possibilité de défendre leurs droits.

Tout cela est une affaire de volonté politique. La crise du Covid a une nouvelle fois montré à quel point les autochtones ont souffert et souffrent toujours, combien il est difficile pour eux de bénéficier des infrastructures qui se situent à des kilomètres de chez eux. Les Natifs sont privés de leurs droits, même s’il est difficile de dresser un constat global : la situation varie en fonction des États et tous ont des relations très différentes avec eux. Mais il y a aussi des raisons d’espérer : au moment où nous tournions First Cow, le Chachalu Museum, qui raconte l’histoire de différentes tribus amérindiennes, venait d’ouvrir à Grand Ronde. Les fondateurs avaient complètement transformé un lycée en un magnifique musée, très inspirant et authentique, donc il y a aussi beaucoup de bonnes initiatives.

Dans ces grands espaces du centre, il y a aussi une autre réalité sociale, avec une population très isolée, qui a voté en masse pour Donald Trump. Comment peut-on expliquer ce choix ?

J’ai beaucoup de mal à vous répondre car je suis juste une cinéaste et il est si difficile de parler des enjeux actuels. Ce sont des sujets sur lesquels vous pourriez parler des heures sans jamais arriver à une réelle idée concrète : même vos amis ont des vues politiques différentes et, au moment où vous pourriez penser que vous allez arriver à un accord, vous ne pouvez même pas être sûrs de la provenance des informations de chacun. De toute évidence, nous vivons un moment très particulier, sur lequel nous n’avons aucune prise. J’habite à Portland et rien que devant chez moi, il y a tant de personnes sans abri… Et depuis la mort de George Floyd, la ville est devenue très agitée.

Dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, Portland a en effet connu des semaines de manifestations intenses. Comment avez-vous vécu cela ?

Il est difficile d’en parler. À l’origine, tout a commencé de manière très spontanée : les gens sont juste sortis dans les rues, puis le mouvement a commencé à s’organiser. Il y a eu cet épisode où mille personnes se sont agenouillées sur un pont au crépuscule, pendant neuf minutes, en silence. Et puis le mouvement a muté au fil du temps, il varie maintenant en fonction des lieux. Aujourd’hui, à Portland, il est difficile de savoir qui fait quoi exactement, il y a beaucoup de violence et pour moi, le message est devenu flou. Les gens présentent cet argument selon lequel vous avez à défaire les choses afin de mieux les reconstruire mais je ne comprends plus la finalité. Je comprends bien sûr les critiques envers la police mais je ne comprends pas l’intérêt de se ruer vers les petits commerces pour détruire leurs vitrines encore et encore, nuit après nuit. Les fenêtres de la Société d’histoire de l’Oregon ont été brisées et certaines œuvres ont été retirées : je ne comprends pas cela.

Votre père était policier, comment percevez-vous cette défiance à l’égard de la police ?

Mon père était inspecteur dans la criminelle et ma mère a aussi travaillé dans le maintien de l’ordre, donc j’ai grandi entourée de policiers. Je n’étais pas vraiment consciente de ce qui était dit mais plus tard, j’ai reconsidéré tout cela et je me suis dit : « Ah oui, quand même. » ; donc il est facile pour moi de voir qu’il y a un problème de racisme, et je ne parle pas de mon père, qui n’est pas comme ça. Mais à vrai dire, vous n’avez pas besoin de flics parmi vos proches pour vous en rendre compte, donc oui, il faut restructurer la police. Ceci dit, je suis très incrédule en ce moment : il est facile de dresser des constats mais il est très difficile d’avoir des idées concrètes parce que les choses changent de jour en jour. Vous voulez bien vous battre pour les personnes qui vivent dans la rue et leur apporter de la soupe mais le lendemain, votre voiture se fait détruire et vous vous rendez compte que vous questionnez vos idées libérales.

Y a-t-il malgré tout une conclusion à tirer ?

Même avec mes amis, quand nous parlons, aucun de nous n’arrive à une quelconque conclusion quel que soit le sujet, excepté sur ce point : nous sommes un pays très riche et nous avons un nombre incroyablement élevé de personnes sans abri dans chaque ville, nous ne pouvons pas donner à chacun une assurance maladie et nous ne traitons pas les troubles mentaux. Si quelqu’un devenait fou dans la rue, appeler la police serait la pire chose que je pourrais faire pour lui, je ne saurais même pas qui appeler. Et beaucoup de personnes craquent, elles ne peuvent même plus prendre leurs médicaments… Donc la seule chose qui est évidente, c’est que nous sommes un pays riche qui prend soin des personnes qui sont au sommet et non de toutes les autres. C’est l’essentiel, et ensuite il y a des millions de détails tout autour. Il est très intéressant de regarder le dernier Wiseman, City Hall, et d’observer la bureaucratie, pour se rendre compte à quel point il est difficile de faire avec elle…

N’est-ce pas aussi ce qui explique la méfiance à l’égard du gouvernement ?

Oui, mais je deviens moins compréhensive à l’heure actuelle. Et encore, je ne suis de nouveau vraiment pas sûre de ça. Pendant combien de temps les gens vont-ils encore faire ce qu’ils font depuis toujours et voter contre leurs propres intérêts ?

Propos recueillis par Valentin Lutz – Illustration : Iris Hatzfeld