Ken Loach manager : Mersey Patron !

Il l’a annoncé à l’occasion de la sortie récente de The Old Oak : Ken Loach tire sa révérance, après plus de cinq décennies d’un cinéma engagé, critique envers l’autorité, le capitalisme et le management moderne. À l’heure du bilan, ses proches et collaborateurs sont formels : Ken aura été avant tout un homme de principes, de collectif et de bonnes manières.

« C’était au County Hotel de Newcastle, on était une vingtaine à attendre et je les ai entendus parler de Ken Loach. Quand j’ai demandé qui c’était, ils m’ont tous regardé comme si j’avais tué un chiot à mains nues. » Ross Brewster est policier dans l’ancienne ville minière de Stanley, à une quinzaine de kilomètres de Newcastle, où Ken Loach a tourné son dernier film, Sorry We Missed You. Il a été convoqué au County Hotel par mail, après avoir répondu à une agence de casting en quête de gardiens de la paix actifs ou retraités. Après ce premier contact difficile, Ross rentre chez lui et tape « Ken Loach » sur Google pour se rendre compte que l’homme est « très connu ». Ross avait même adoré Kes (sorti en 1969) quand il l’avait vu en cours d’anglais. Quand la directrice de casting Kahleen Crawford convoque à nouveau notre bobby au County Hotel, il se pointe en uniforme. « J’entre dans une pièce avec un jeune assis derrière une table, une chaise vide en face de lui. Kahleen et Ken me saluent, et il m’explique qu’on va faire un jeu de rôle : je suis le gérant d’une pizzeria et Tim, ce jeune homme, a laissé une soirée dégénérer alors qu’il portait l’uniforme de la pizzeria ; les images circulent sur les réseaux sociaux et mes supérieurs veulent que je le vire. Sauf que Tim est étudiant et il a vraiment besoin de ce boulot. Quand il arrive, il me dit : “Je sais exactement ce que vous ressentez, mais c’est pas ma faute, bla-bla...Je le laisse parler avant de lui dire : “Tu sais ce que je ressens, hein ? T’es qui, une putain de Madame Irma?Tu n’en as aucune idée!” Alors je me retourne, je me tape sur le postérieur et je lui dis : “Tu vois ça, tu vois mon cul ? On m’y a percé trois nouveaux trous à cause de toi !” Après lui être rentré dedans, je l’ai viré avec deux semaines de salaire. Kahleen était enchantée et Ken a trouvé ça brillant : il était même étonné que je ne l’aie jamais fait auparavant ! » Ross Brewster participera à deux autres jeux de rôles, toujours en uniforme, pour obtenir le rôle de Gavin Maloney, odieux manager de Ricky Turner, le personnage principal, dans Sorry We Missed You. Pas un flic, donc, mais un autre représentant de l’autorité dans ce qu’elle a de plus impitoyable et d’inepte. Comme le proviseur de Kes et sa cruelle règle en fer, le petit chef dépassé des Navigators ou l’usurier moustachu de Raining Stones. Cette carrière passée à pourfendre la tyrannie sous toutes ses formes, Ken Loach l’aura construite en réalisant des films, donc en gérant des équipes, lui aussi. À l’heure où l’on enjoint trop souvent de « séparer l’art de l’artiste », comment est-ce que le vieux maître aux deux Palmes d’or acceptées le poing levé parvient, lui, à concilier ses principes et son métier ?

Kenneth Loach est né en 1936 à Nuneaton, petite cité industrielle et minière en lointaine banlieue de Birmingham. Sa mère était coiffeuse, son père électricien. Devenu contremaître dans son usine, le paternel vote tory et lit le droitier Daily Express. C’est peu dire qu’il est ravi lorsque son rejeton intègre une grammar school, lycée d’élite réservé aux gamins les plus méritants ou aisés. Avant son service militaire effectué dans la Royal Air Force, à 19 ans, Ken penche à droite, comme papa. Il croise alors son « seul vrai patron » : un caporal de la RAF. « J’ai passé mon temps à me faire crier dessus, à obéir aux ordres parce qu’on vous dit de le faire et vous le faites, à l’armée. J’ai détesté à l’époque mais avec le recul, c’était une bonne expérience », relativise-t-il du haut de ses 83 ans, un éclair de malice dans les yeux. Comme si c’était à l’armée qu’il avait choisi de tourner le dos à l’autorité, au Daily Express et au destin d’avocat que son père a imaginé pour lui. Intégrant la prestigieuse université d’Oxford au retour de l’ar- mée, c’est de théâtre que le jeune homme se pique. Acteur médiocre, il s’oriente vers la mise en scène et atterrit à la BBC en 1963, où il est apprenti réalisateur. La série policière Z-Cars et bientôt les téléfilms Up the Junction (1965) ou Cathy Come Home (1966) imposent une patte Loach, réaliste et révoltée, inspirée du documentaire, de la nouvelle vague tchèque ou du néoréalisme italien. Le bon élève a surtout trouvé une vocation : « Un des meilleurs côtés du cinéma, c’est de travailler avec des gens, d’être un parmi d’autres. L’idée d’être le patron ne m’a jamais trop plu. Le rôle du réalisateur, c’est de faire chanter la chorale en harmonie, qu’on entende chacune des voix et qu’elles chantent la même chanson. » Tandis que de l’autre côté de la Manche, de jeunes bourgeois ambitieux ont consacré le réalisateur comme « auteur » de « ses » films, le Britton apprend sur le tas à la télé- vision, où les scénaristes étaient « les rois » et les réalisateurs « surtout pas de grands egos qui faisaient ce qu’ils voulaient ». Confortablement assis dans le salon aménagé à l’étage du Cinéma du Panthéon, où la Nouvelle Vague avait ses habitudes, c’est sans animosité qu’il balaie une partie de son héritage : « Plus je travaille, plus je me rends compte que la théorie de l’auteur, c’est des conneries. Si je refuse qu’on écrive “un film de Ken Loach”, c’est parce que je ne suis pas caméraman, ingé son, scénariste ou acteur : un film est une œuvre col- lective!» Scénariste récurrent de Loach depuis 1996, le nom de Paul Laverty prend autant de place que celui du réalisateur sur les affiches. « C’est Ken qui a insisté, constate le coauteur au rugueux accent écossais. Beaucoup de scénaristes m’en parlent parce qu’ils sont souvent invisibles, comparés à leurs homologues de la TV ou du théâtre… » Productrice fétiche de Loach, Rebecca O’Brien justifie cette singularité par les faits : « Les idées viennent souvent de Paul au départ ! C’est ensuite que l’on se met d’accord tous les trois sur l’idée à développer, avant que Ken ne mette en place son équipe. »

© Looking for Eric 2009 , COLLECTION CHRISTOPHEL

Cette équipe, Loach l’a constituée tout au long de sa deuxième carrière, consécutive à une traversée du désert aux motifs tant privés que politiques pendant les années 70/80. Son monteur, Jonathan Morris, a commencé à travailler avec lui en 1980, au temps où il ne pouvait réaliser que des documentaires pour la télévision. Ray Beckett, son ingénieur du son, a commencé « le même jour que la scripte Susanna Lenton » sur le tournage de Raining Stones (Prix du jury à Cannes en 1993). Collaborateur de Ste- phen Frears ou Terry Gilliam, George Fenton compose la mu- sique des films réalisés par Loach depuis Ladybird, en 1994. Le directeur de production Fergus Clegg a été l’assistant de Martin Johnson, à qui il a succédé après le décès de celui-ci en 2003. L’écossaise Kahleen (pour «câline» en Français) Crawford a re- joint la bande sur Just a Kiss (2004) alors qu’elle n’avait que 23 ans et sortait d’une expérience traumatisante dans une boîte de production londonienne – sa supérieure l’avait poussée à la dé- mission pour une sombre histoire d’Earl Grey et d’agrafeuse. « Plutôt que de vous donner peur de vous tromper, distingue-t-elle, Ken vous encourage toujours : pour moi, c’est un professeur-né. » Tous dé- crivent le même processus d’entretien : une discussion autour d’une tasse de thé, sans questions pièges ou masques à porter. Et Rebecca O’Brien ne complique pas les choses : « Quand on a rencontré le chef opérateur Robbie Ryan tous les deux, il ne nous a fallu que quelques secondes pour savoir que c’était le bon. On était d’accord sur tout ! » O’Brien en rigole, mais Jo Slater, costumière sur Moi, Da- niel Blake et Sorry We Missed You, garde un souvenir ému de son entretien : « Comme je n’avais pas le scénario, j’ai pris mon portfolio et j’ai expliqué à Ken ce que je comptais faire. Il m’a arrêtée, horrifié : “C’est ce que vous faites avant même d’être engagée ? Mais ce sont des heures pour lesquelles vous n’êtes mêmes pas payée !” Je l’ai adoré dès ce moment-là, parce qu’il faisait confiance à son instinct et à mon CV. Vous savez, j’ai déjà vu un réalisateur utiliser mon CV pour éponger l’eau qu’il avait renversée sur la table. » Installée à Newcastle, Jo Slater fait partie des locaux que Sixteen Films, la boîte de production d’O’Brien et Loach, engage par principe dans la région où ils tournent leurs films, notamment au maquillage et aux costumes – une opportunité que Slater considère « comme un cadeau ». Des autres, les fidèles, Loach dit qu’ils « savent que j’irai les voir en premier parce que même si beaucoup de films se font avec des équipes composées ad hoc, la loyauté, c’est important ». Guillerette, Kahleen Crawford s’en réjouit : « Il a 42 ans de plus que moi et je pourrais manger avec lui matin, midi et soir sans jamais m’ennuyer, en l’écoutant parler de l’actualité, de cinéma, de politique… »

La première fois qu’il collabore avec son « frère », Paul Laverty n’est encore qu’un avocat qui a lutté contre le sabotage états- unien de la révolution sandiniste au Nicaragua, et il nourrit des envies de fiction. Ils partagent une inévitable tasse de thé à Londres mais quand l’Écossais partage une première version de ce qui deviendra Carla’s Song, Loach insiste pour venir en discuter à Glasgow. « C’était naturel de faire le déplacement, se défend-t-il sur le ton de l’évidence, et c’est pareil pour un casting : il faut éviter de faire attendre les gens et ne jamais s’asseoir derrière un bureau, pour ne pas mettre l’accent sur le pouvoir entre les mains du réalisateur et de la direc- trice de casting. Restez de l’autre côté du bureau, laissez-leur la chaise la plus haute s’il y en a une, offrez-leur une tasse de thé. Ce sont des choses toutes simples ! » Aux commandes des castings avec lui, Kahleen Crawford valide le dispositif, détaillant l’éventail des jeux de rôles qui leur permettent de trouver leurs acteurs – dont « 95 % » sont professionnels, contrairement à Ross Brewster. D’après Loach lui-même, le policier aura obtenu son rôle grâce à une qualité essentielle : « L’habitude d’imposer son autorité en tant que policier, dont Maloney a besoin pour gérer son dépôt. » Reste que pour le premier jour de tournage, le volubile Brewster s’asseoit à côté du réalisateur pour déjeuner et lui demande s’il est bien sûr de le vouloir là. «Je ne voulais pas ruiner son film, justifie l’amateur. Il m’a dit : “Fais-moi confiance, tu ne serais pas là si je ne le voulais pas.J’ai répondu que de grands acteurs donneraient un bras pour tra- vailler avec lui, et il a dit : “Sans doute, mais tu es Maloney et pas eux.” » Parce que les acteurs ne sont pas célèbres, à de rares exceptions près, c’est à Ken Loach qu’on demande des auto- graphes aux abords du plateau et les budgets sont plus équili- brés. Rebecca O’Brien : « Personne n’a sa caravane personnelle ou de quelconque traitement de faveur, et c’est non négociable. Casting et techni- ciens sont égaux et ça permet de faire encore plus d’économies. » Ce prin- cipe d’égalité passé de mode, Loach l’applique aussi dans toutes ses interactions. Tous louent ce manager « qui transmet sa discipline de travail en étant très exigeant à toutes les étapes de fabrication du film » (Morris, le monteur), mais reste « prêt à vous laisser votre espace une fois qu’il vous fait confiance, sans jamais micro-manager » (Beckett, l’ingé son). Laverty enfonce le clou : « Si vous faites une réunion avec Ken, il arrive très préparé, avec ses notes, ses questions et c’est comme ça qu’il respecte votre travail. Comme un manager de foot, en plus agréable qu’un Sir Alex Ferguson, il utilise le talent de chacun pour construire une équipe, trouver une alchimie. Et tant qu’on est loyal envers le film, il n’y a pas d’ego. »

© Le vent se leve 2006 , Collection Christophel

On travaille alors « à la façon de Ken », comme le définit volon- tiers Rebecca O’Brien : tourner dans l’ordre établi par l’his- toire en ne donnant le scénario aux acteurs qu’au compte- gouttes, avec l’équipe la plus réduite possible sur le plateau, surtout pas de moniteur ou de clap au début d’une scène. L’objectif ? Préserver la spontanéité des acteurs, même si tourner dans l’ordre coûte plus cher (allers-retours obligent), même s’il faut laisser les premières prises faire office de ré- pétition, même s’il faut fabriquer plus de 2 000 colis et un scanner utilisable pour que les livreurs de Sorry We Missed You ne « fassent pas semblant » (Loach) dans leur dépôt. Milicien français à la guerre d’Espagne dans Land and Freedom (1995), Frédéric Pierrot se souvient encore de la pile de cartons Ko- dak à la sortie d’une scène particulièrement bavarde : « C’était dément, il y avait des kilomètres de pelloche ! » Assis en terrasse d’un café parisien, le comédien retourne près de 25 ans en arrière. « Il donne le scénario deux jours avant de tourner la scène, et je devais travailler avec un dico parce que je suis pas génial, en anglais. Il y a des passages où la suite est masquée parce qu’il faudra improviser. C’est déstabilisant pour un acteur, mais c’est excitant aussi ! » Cillian Mur- phy aura été logé à la même enseigne sur Le Vent se lève, pas Frances McDormand pour Secret Défense – la faute à des finan- ciers américains trop conservateurs ou bornés. Ce dispositif exigeant qui force à équiper une comédienne de poches de sang en cachette pour que ses partenaires ne s’attendent pas à ce qu’elle se fasse abattre, Loach le décrit en replaçant ses lunettes sur son nez : « Chaque jour de tournage est une partie d’échecs : où est-ce que vous bougez, où sont placés untel ou untel ? Il faut chorégraphier les mouvements de façon à ce que les acteurs aient l’impression d’en être à l’origine, et obtenir les plans que vous voulez. » Frédéric Pierrot, qui a fini par lire le scénario complet de Land and Freedom pour constater la proximité avec le résultat final, lâche un gros mot : « Je n’ai jamais revu ce niveau de machia- vélisme sur un film. » Admettant de lui-même une part de « ma- nipulation », Loach argue de la confiance placée en lui par les acteurs, qui savent qu’il ne leur fera « pas de sale coup ». « Je ne crois pas qu’il faille malmener les gens pour faire un bon film, assène- t-il sans ciller. Si je devais le faire, je les préparerais pour adapter la surprise aux limites qu’ils ont acceptées au départ. Dans Ladybird, il y a une scène où on confronte des enfants à la violence domestique subie par leur mère. Ça n’a duré que quelques secondes et c’était très adouci par rapport à ce que le montage montrerait au public, mais je n’avais pas besoin de plus. J’essayais de faire comme s’il s’agissait de mes propres enfants ».

Des principes, toujours des principes, et jamais la moindre incompatibilité d’humeur, malgré les usages moins amènes en vigueur dans le monde du cinéma? O’Brien et Loach pensent spontanément à la même exception qui confirme la règle : un assistant espagnol sur Land and Freedom qui avait décidé d’ignorer la première, et hurlait à travers le plateau alors que le second voulait tourner, comme à son habitude, l’oreille vers les acteurs. Taquin, Loach peint l’énergumène en «macho espagnol du genre à se taper sur le torse comme Tarzan ». Un choc des cultures qui aura mené à la révolte dite des bocadillos : quand l’équipe abreuvée à Hommage à la Catalogne d’Orwell découvre que les figurants doivent se contenter de tristes sandwiches froids, elle menace d’interrompre le tournage et obtient (évidemment) gain de cause. Rebecca, pourtant productrice, en parle même avec fierté. À en croire Frédéric Pierrot, qui se lève pour imiter le Britannique face à l’adversité, celui-ci trépi- gne, intériorise, ronge son frein pendant qu’O’Brien trouve une solu- tion. Lui arrive-t-il seulement de hausser le ton? «C’est en étant très si- lencieux qu’il se fait entendre », rétorque sa productrice. « Il peut taper du pied s’il est frustré, complète Kahleen Crawford, par réflexe, mais il a un regard, par contre… Il ne s’en sert pas souvent mais quand je l’ai vu, je me suis dit : “Oh mon Dieu ! je vais peut-être me pisser dessus.” » L’intéressé botte en touche, toujours du côté du bon sens : «C’est destructeur de s’énerver sur un plateau parce que vous avez besoin d’une bonne ambiance pour que les gens se lâchent. Et puis si un chirurgien est en train de vous opérer, vous n’avez pas envie qu’il jette son scalpel à travers la salle d’opération, si ? » Jo Slater se souvient d’avoir vu Ken Loach s’énerver, et pas plus tard que sur Sorry We Missed You. L’équipe venait de perdre un décor très tard dans la journée, et le réalisateur a convoqué une réunion, furieux. Ce décor, ils l’avaient visité quelques semaines plus tôt, avaient fait des photos avec les gens du coin. « Il était énervé et il cherchait des solutions, des arguments à faire valoir. Il a fini en disant : “Et si ça ne marche pas, eh bien, eh bien, fini les sel- fies !” C’était le truc le plus mignon que j’aie jamais entendu… » C’est peut- être pour ça que Ray Beckett parle d’une « aimable dictature », ou que Jonathan Morris annonce qu’il choisirait l’ancien de la RAF s’il avait «besoin d’un général pour une armée, mais une armée pacifique, hein!» Sa mé- thode, son attitude et les relations qu’elles font éclore, l’homme à la détermination sourde les résume dans un haussement d’épaules : « Ce ne sont que des bonnes manières… Au fond, réaliser, c’est surtout des bonnes manières. »
Tout est politique chez Ken Loach, dans sa vie comme dans sa filmographie. Pas au sens contempo- rain ou télévisuel du terme, désignant cette grande bouffonnerie retransmise en direct et commentée à l’infini qui fait planer une ombre sur l’avenir immé- diat du Royaume. « On pose de grandes questions politiques, admet Paul Laverty, mais on veut surtout savoir comment les gens se traitent les uns les autres. Pour Moi, Daniel Blake, on se demandait pourquoi on en voulait tant aux plus misé- rables. Dans Sorry We Missed You, on se demande à quoi bon travailler si ça détruit une famille.» Pour répondre à ces questions, pointer la laideur de ce monde et faire gagner la common decency des braves gens, la bande constituée par Loach a construit sa petite utopie, où les gens se traitent mieux les uns les autres. Et où les « grandes questions » de Laverty délivrent d’un autre mal de l’époque : la perte de sens. Kahleen Crawford évoque d’elle-même les louanges de sa famille « très politisée» pour les films qu’elle a faits avec Loach. « Quand vous travaillez avec quelqu’un d’autre, vous n’êtes jamais aussi fier que quand vous travaillez sur les films de Ken parce qu’avec lui, ça a du sens, constate le fidèle Jonathan Morris. Vous n’avez pas besoin d’être d’accord avec toutes ses opinions politiques pour travailler avec lui, mais il vaut mieux être du même côté, si vous voyez ce que je veux dire. Sinon, ce serait un peu hypocrite. » La voilà, la seule question qui vaille : « Which side are you on ? » Comme le demandait, en titre, le documentaire consacré aux grèves de mineurs réalisé par Loach et monté par Morris en 1984. Du côté des triples trous du cul, des egos boursouflés et des sandwiches froids distribués aux figurants (littéralement « ceux qui ne sont rien ») ? Ou du côté des bonnes manières?

Tous propos recueillis par D. A. C.
Portrait à retrouver dans Sofilm n°74