LA CHIMÈRE de Alice Rohrwacher

Après Les Merveilles et Heureux comme Lazzaro, plus que jamais fidèle à sa façon d’attraper la lumière naturelle sur pellicule, Alice Rohrwacher nous embarque dans une Italie rurale avec une fable hors du temps sur des pilleurs de tombeaux.

Le film s’ouvre avec un cadre réduit, celui du 16mm. Un visage féminin ensoleillé joue avec le cache de l’objectif. Apparition fugace, l’écran s’élargit dans ce qui semble être un retour au « réel », ou au présent. Autre caméra, nouveau décor : un jeune homme est assoupi dans le wagon d’un train. Le contrôleur nous fait savoir par un regard grave et suspicieux qu’il n’est pas un passager comme les autres. Tout juste sorti de prison, Arthur (ou l’Anglais, comme ils l’appellent) est vêtu d’un costume de couleur claire mais souillée. Tel un vagabond, les mains plus vides que libres, il erre sans le sou jusqu’à son village d’adoption, sur les bords de la mer Tyrrhénienne. Il fait partie d’une joyeuse bande de tombaroli, ces pilleurs de tombeaux étrusques qui dérobent les merveilles antiques une fois la nuit tombée. Doté d’un don qui lui permet de sonder les sols à la recherche des lieux sacrés, Arthur est une boussole. Quand il détecte un tombeau funéraire invisible depuis la surface, il est pris d’un certain vertige. La première fois que cela se produit face caméra, elle bascule à 180° pour reproduire le même plan en symétrie verticale. Accroupi dans les feuilles mortes, l’Anglais se retrouve soudain tête à l’envers dans un monde upside down à la Stranger Things. Ce geste de postproduction, simple mais efficace, permet au film une incartade visuelle opportune. La cinéaste n’est plus seulement dans la suggestion d’un au-delà mais bel et bien dans l’expérimentation formelle de la frontière entre le monde des morts et celui des vivants. L’éclectisme de la musique, de Monteverdi à Kraftwerk, vient appuyer le cheminement onirique et esthétique du film – le surgissement du morceau Spacelab agit comme une injection de dopamine, saisissant fermement le spectateur au moment où sans le savoir, il s’attache déjà à l’univers pittoresque des tombaroli. Le temps défile sur des rythmes électroniques. Passe l’hiver, arrive le printemps.

Le fil rouge
Les apparitions réduites en 16 mm, semblables à des cachettes intérieures, persistent à surgir et ponctuer le film. Créature rousse et diaphane issue des songes d’Arthur, la défunte amoureuse Beniamina cherche obstinément la source du fil de laine rouge qui l’arrime à la terre. La mise en scène, chargée de symboles, questionne le parcours d’un deuil et la possibilité de demeurer au seuil des deux mondes. Les vibrations souterraines et la rencontre d’Italia – jeune femme avec laquelle Arthur noue des liens secrets – transforment petit à petit sa vision ; les découvertes étrusques ne seraient-elles pas davantage destinées aux âmes qu’au regard des vivants ? Mêlant tensions dramatiques et comiques, entre le conte mythologique et le portrait documentaire, Rohrwacher ouvre des portes dérobées pour interroger notre relation au passé. Comme Lazzaro ou Gelsomina avant lui, Arthur a les ongles des mains noircis par la terre, mais les yeux brillants d’une humanité restaurée.

Chroniques dans Sofilm n°100 , en kiosque !