LA FEMME QUI S’EST ENFUIE de Hong Sang-soo

Un petit jeu de correspondances entre l’écran et l’intime s’était instauré avec les films d’Hong Sangsoo, depuis l’officialisation de sa relation avec Kim Minhee en 2017. Surprise : leur 7e collaboration s’affranchit des comparaisons. Délaissant la ville pour la campagne, le cinéaste coréen livre une fable en bordure du couple, où les hommes passent au second plan.

Gamhee rend visite à des amies de longue date. Trois amies, trois lieux, trois étapes. Depuis son mariage, elle n’avait pourtant jamais été séparée de son époux ; c’est l’anecdote qu’elle racontera à trois reprises, à chacune de ses rencontres. Variations, déambulations, confessions… Où va le prolifique cinéaste coréen ? Le film traverse plusieurs sujets sans que l’on parvienne tout d’abord à définir s’il en est un qui s’avère plus central qu’un autre. Dans un rez-de-jardin, chez Youngsoon, il est d’abord question… d’animaux. Plus précisément de la façon dont les humains les traitent, mais aussi comment ils se comportent entre eux. Coq, poule, vache, chat… Et la viande. Doit-on tolérer d’aimer manger de la viande braisée ? Les questions s’entrechoquent lorsqu’un voisin sonne à la porte. Il faudrait arrêter de nourrir les chats de « gouttière », car sa femme en a peur. Mais pour Youngsoon et Youngji, ce ne sont pas des chats errants, ou alors l’errance serait vue ici comme une prédisposition positive : on peut être nourri et conserver son indépendance.

Zoom-dézoom : dans un même plan, « HSS » change les rapports de proximité, et construit parfois à même l’image le montage de certaines scènes. Les caméras de surveillance des interphones deviennent des écrans de veille narrative et le cadre est toujours pensé comme une portion de paysage, dans une plus grande fenêtre. Fenêtres qui jouent d’ailleurs leur rôle à part entière, et Gamhee les ouvre comme des passages. Accompagnée d’un interlude musical, elle transite d’un espace à l’autre, observatrice et témoin de la vie de femmes qu’elle ne connaît plus tout à fait, notamment lorsque ces dernières ouvrent leur porte à des perturbateurs vivaces ; les hommes sont des invités que l’on n’a pas conviés.

Mais que savons-nous réellement des personnages féminins de ce film ? La visite de Gamhee crée un temps suspendu, propice à l’état des lieux. En se retrouvant, ces femmes se reconnectent à une part d’elles-mêmes – comme si l’amitié seule avait le pouvoir de relier les différents passés d’une même existence. Retrouver une amie d’enfance, c’est ouvrir la porte d’entrée du souvenir. Et les quatre amies, sans le savoir, se trouvent être à la fois des pièces de puzzle et des miroirs diffractant un reflet antidaté d’elles-mêmes.

À la fin de sa traversée, Gamhee contemple les vagues d’une même marée, à contre-courant les unes des autres, et dans une belle mise en abyme, elle questionne avec Woojin la sincérité du discours. Ne se perd-on pas soi-même à raconter plusieurs fois une même pensée, histoire, anecdote ?

La fuite s’opère subrepticement, dans un glissement, presque sans bruit à l’écran. C’est la magie de ce film fugitif qui progresse à notre insu, dans un mouvement constant vers l’avant, comme le lit d’une rivière qui s’échappe et se connecte, se désengage et se soumet. Comment l’on se connecte, comment l’on se dérobe. Julie Mengelle