LA GRÂCE de Ilya Povolotsky

Venu du documentaire, Ilya Povolotsky bascule avec grâce dans la fiction, livrant un voyage esthétique et rugueux en van dans le nord de la Russie. Le confort est rudimentaire, la météo pas vraiment au rendez-vous, la compagnie peu enjouée. Et pourtant, cette fugue écorchée en terre post-soviétique envoûte.

Un pater familias taciturne et son enfant en proie aux mutations adolescentes se déplacent du Caucase à la mer de Barents, au nord de la Russie. Dans quel but ? La fille veut voir la mer. Son père se tait et conduit. Personne ne parle pour ne rien dire, même pas pour donner la plus basique des informations : son prénom. Chaque mot prononcé, même énigmatique, devient une pièce essentielle pour saisir les motivations des personnages. Le réalisateur préfère nous égarer dans un quasi-silence contemplatif, dans des paysages que l’on a peu l’habitude de voir, du plus sauvage au plus domestiqué, nous laissant déduire aussi bien les enjeux géopolitiques et sociaux des régions traversées que les tourments et tensions des personnages qui les habitent. Il n’hésite pas à nous désorienter davantage en instillant quelques étrangetés métaphoriques tirées de contes d’Europe centrale, troublant la véracité d’un récit classique de voyage, lui insufflant la singularité d’un périple intérieur. Les poissons crèvent de la peste, les rêves s’interprètent, l’avenir se sait, les maisons tombent en ruine, la police tabasse et laisse la vie sauve sans explication. Le puzzle narratif s’assemble lentement et s’étire comme un long voyage sans destination. Alors que le périple est déjà bien entamé, on apprend comment cette famille gagne sa vie. Elle roule de village en village, pour vendre et projeter des films aux habitants des régions reculées qui n’y ont pas accès. La culture est vagabonde. Les livres s’achètent sur une table posée au bord d’une route. Ça ne se discute pas. On ne parle pas non plus de cette mère qui voyage à leurs côtés dans une urne funéraire. Comment parler de ses premières règles à un père mutique ?

Âmes vagabondes
Alors qu’est-ce que La Grâce ? Un exode familial ? La quête initiatique d’une jeune fille ? Un errement allégorique sur les sentiers meurtris du deuil ? Difficile à dire mais le voyage vaut le coup. L’œil d’Ilya Povolotsky traverse des contrées hantées d’histoire, de légendes et de cicatrices. La caméra est nettement plus bavarde que les acteurs. Cérébrale, appliquée, elle filme en priorité l’ambiance avec sophistication, prenant le risque de se faire un peu remarquer. Elle se pose, souvent fixe, laissant entrer ou sortir du champ son sujet. Puis, il lui arrive de se jucher sur une épaule nerveuse pour marquer au plus près le trouble de l’héroïne. On s’émerveille de la beauté des couleurs, de la mise en scène soignée dans ces décors éventrés, affligés. Le voyage, aussi sombre qu’il soit, se regarde au travers d’un filtre de mystère et de beauté. Et s’il arrive de se demander si quelques dialogues un chouia didactiques n’auraient pas pu être ajoutés sans sacrifier à l’élégance du propos, on se laisse gagner par le charme du vagabondage. C’est probablement ça qu’on appelle la grâce.

Chronique à retrouver dans Sofilm n°101, en kiosque ce vendredi !