LA NUIT DES ROIS de Philippe Lacôte

Avec La Nuit des rois, (révélé à la Mostra de Venise et en salles le 8 septembre), Philippe Lacôte livre une plongée brutale, sous forme de fiction violente et poétique, dans les entrailles de la MACA – la plus grande prison ivoirienne. Où se rejouent au carré toutes les tensions politiques du pays…

« Bienvenue à la MACA, prison cinq étoiles ! », raille un agent de police en conduisant un gamin, fraîchement coffré pour petits larcins, à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan. Propulsé dans l’arène, le pickpocket déambule, perdu, dans un oppressant tintamarre de cris et de gamelles éclatant contre les barreaux des cellules. Spectateur déboussolé, il jouera bientôt un rôle important dans la prison en devenant le « Roman », celui qui raconte une histoire à ses compagnons d’infortune. La lune est rousse. L’air est moite. Les prisonniers se contorsionnent torses nus autour d’une scène imaginaire. La geôle prend des allures de théâtre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le titre du deuxième long métrage de fiction signé du Franco-Ivoirien, Philippe Lacôte, convoque Shakespeare. À la croisée du conte urbain et de la fresque sociale, le film mêle poétique et politique, tout en respectant l’unité de temps et de lieu des tragédies antiques.

Le Chinois et l’activiste
La MACA, donc, nourrit tous les fantasmes. Prévue pour accueillir 1 500 détenus, elle recense aujourd’hui quelque 7 000 prisonniers. Ce monstre de béton construit à la fin des années 70 en lisière d’une forêt est une société à part entière avec son gouvernement, ses lois et ses croyances. « Le rituel de Roman existe vraiment dans cette prison, glisse le réalisateur. Son rôle est de “desserrer le kaba”, comme l’indiquent les détenus dans le film. Le kaba, c’est la prison en nouchi, l’argot ivoirien. “Desserrer” signifie adoucir. Ce personnage est là pour faire voyager et mettre du baume sur les plaies, le temps d’une nuit. » C’est peu dire que Lacôte connaît bien la maison. Sa mère, militante de terrain pour le multipartisme, y a été incarcérée pour raisons politiques dans les années 1980 sous Houphouët-Boigny, et il venait régulièrement lui rendre visite. « J’ai grandi dans une famille d’opposants. Cela forme une conscience politique, une résistance et un regard », analyse l’auteur de Run (2013), fiction sur un Jeune Patriote, ces partisans de l’ex-président Laurent Gbagbo. S’il parvient à injecter de la grâce dans la violence et du lyrisme parmi les cris, La Nuit des rois reste éminemment ancré dans le réel. Le jeune héros du film raconte d’ailleurs une histoire vraie, celle de Zama : cet Ivoirien lynché par la population est l’ancien chef des « microbes », ces enfants des rues qui sèment la terreur en bande organisée. Un récit à la fois fascinant et horrifiant déclamé à la lueur d’une lampe à pétrole, rythmé par les danses envoûtantes des prisonniers. Les figurants, composés au quart d’anciens détenus, ont été repérés dans les nombreux fumoirs à crack qui constellent Yopougon. C’est dans ce quartier populaire d’Abidjan situé à quelques kilomètres de la MACA que Lacôte a grandi. « Pour nous, avoir un ami, un frère, un cousin ou un voisin emprisonné à la MACA est quelque chose d’assez naturel, pose-t-il. En Occident, on parle du monde des justes, ceux qui sont à l’extérieur. Et des autres, ceux qui sont en prison. En Côte d’Ivoire, les frontières sont un peu plus poreuses. On peut être incarcéré parce que l’on est pauvre, parce que l’on sort avec la fille d’un député, pour des raisons politiques… »

Philippe Lacôte, sur le tournage

L’un des personnages clés du film est lui aussi inspiré d’une personne réelle : Yacou le Chinois, un bandit excentrique qui faisait la loi dans la prison. Ce détenu du nom de Barbe Noire dans le film, interprété par Steve Tientcheu (repéré dans Les Misérables de Ladj Ly), a régné sur la MACA en tant que ex-membre des Forces républicaines de Côte d’Ivoire, les rebelles favorables à Alassane Ouattara pendant la crise électorale de 2010. À cette époque, le pays rêve d’une élection présidentielle ouverte à tous les candidats. Mais à la suite de fraudes présumées, la Côte d’Ivoire se retrouve avec deux présidents à sa tête. Alassane Ouattara est déclaré vainqueur par la Commission Internationale, tandis que Laurent Gbagbo est reconnu par la Commission électorale indépendante. Une crise politique qui débouche sur un conflit armé, qui fait plus de 3 000 morts. « Yacou n’aurait pas pu exister aussi fort dans cette prison s’il n’y avait pas eu des milliers de détenus pro-Gbagbo qu’il fallait surveiller, diagnostique le cinéaste. Il était la personne chargée de contrôler les opposants, de les racketter, de les soigner. Un vrai parrain considéré comme un détenu modèle par le directeur de la prison, qui l’a même autorisé à fêter son anniversaire en grande pompe, en compagnie d’hôtesses. » L’organisation au sein de la maison d’arrêt n’est plus la même depuis la mort du « Chinois », tué en 2016 dans la cour de la prison lors d’un affrontement entre détenus et forces de l’ordre. Mais ses héritiers sont désormais « des gardiens, d’anciens rebelles qui ne viennent pas nécessairement de la fonction publique », assure le réalisateur.

Gala Kobeli a lui aussi vécu la MACA dans sa chair. Alors qu’il participe à une marche en mars 2018, le militant de l’opposition est kidnappé par quatre policiers avant d’être « jeté au gnouf ». Cet ancien membre du Front populaire ivoirien, créé par Laurent Gbagbo, ne fait pas de secret : « Il y a des espions à la MACA, expose l’activiste de 37 ans. Des gens venaient vers moi pour me faire parler, avouer qu’un coup d’État se préparait ou que les FDS (Forces de défense et de sécurité réputées pro-Gbabgo, ndlr) étaient dans la brousse. Je savais que ces espions étaient équipés d’enregistreurs et qu’une fois devant la justice ils auraient pu s’en servir contre moi pour atteinte à la sûreté de l’État. » Rapidement jugé, Gala Kobeli est relâché en avril 2018, mais se voit privé de ses droits civiques pendant cinq ans. « C’est comme si nous n’étions pas concernés par l’État de droit en Côte d’Ivoire, s’indigne le militant. Pour le gouvernement, une démocratie se résume à l’organisation d’une élection. Mais que faisons-nous des opposants que l’on arrête sans convocation à la préfecture de police comme s’ils étaient des bandits ! »

3 m2 par personne
Philippe Lacôte n’a pas tourné à l’intérieur de la prison, mais autour des bâtiments. Il y montre des conditions de vie déplorables, avec des cellules bondées au rez-de-chaussée et des espaces communs vétustes, manquant cruellement d’équipements. Jerrycans en guise de tabourets, bâches en plastique suspendues à quelques bouts de ficelle faisant office de couchettes, douches au bidon dans la cour, pieds dans la terre… La réalité à l’intérieur, est encore plus désolante. Cellule 111 : 120 m2, 15 m de longueur, 8 m de largeur. « On était une soixantaine de codétenus entassés comme dans une boîte de sardine, se souvient Gala Kobeli. Quand on se lavait, on avait les pieds dans le trou des toilettes. » Paul Angaman, président de l’Observatoire des lieux de détention de Côte d’Ivoire, confirme, révolté : « Dans les cellules collectives, c’est 3 m2 par individu. Pas plus. »

À la MACA, les dossiers en cours de traitement s’empilent. Les défaillances de l’administration pénitentiaire, surtout concernant les prévenus, participent à la surpopulation de la prison. Organisée par quartiers, la prison héberge le bâtiment des femmes, mais aussi le Centre d’observation des mineurs : « une irrégularité du système », s’insurge Paul Angaman, qui estime que ces jeunes n’ont pas à se retrouver dans l’enceinte de la prison. Évidemment, tout comme à l’extérieur, les inégalités sont flagrantes au cœur de la maison d’arrêt, et si la majorité des détenus sont logés dans des dortoirs, certains sont beaucoup mieux lotis. « La MACA a aussi son bâtiment VIP, grince Philippe Lacôte. On y retrouve les hommes politiques, les Occidentaux, les journalistes qui ont leur petite chambre d’hôtel. Quand vous avez de l’argent, vous avez droit à plus de choses. » Dans un pays où les jeunes, qui représentent 70 % de la population, sont particulièrement touchés par le chômage, difficile d’améliorer son sort. « Il n’y a aucune politique de réinsertion prévue dans les lignes budgétaires de l’administration pénitentiaire, confirme Paul Angaman. L’État est au courant, mais ne fait rien. C’est un gros problème qui est source de récidive. » Philippe Lacôte se montre particulièrement conscient de l’enjeu, et dresse dans son film le tableau d’une prison peuplée de – très – jeunes : « Je tenais à leur donner la parole car ils en sont le plus souvent privés. L’idée, c’était d’illustrer comment ils parviennent à créer de l’imaginaire dans un endroit où on ne l’attend pas. »

On le sent aussi très bien dans La Nuit des rois : en l’absence de petits boulots, les journées sont longues au sein de la prison. Surtout quand on est condamné au cachot. « On nous met en cage à 16 h 30 et on nous fait sortir à 9 h 30 le lendemain, expose Kobeli. Dès l’ouverture de nos cellules, on doit aller chercher l’eau au rez-de-chaussée car ensuite on nous la coupe pour le restant de la journée. Or, l’eau nous sert à boire, à cuisiner et à nous laver. On se retrouve donc à remplir des bidons de 20 litres. C’est un rythme épuisant, surtout quand votre cellule est située au quatrième ou cinquième étage. » Selon Paul Angaman, le budget annuel de l’État alloué à l’hygiène et à la nourriture représente 2,6 milliards de francs CFA (environ 4 millions d’euros), pour les 34 prisons que compte le pays. « Cela revient à moins d’un euro par jour par détenu, calcule-t-il. Ce ne sont pas des conditions acceptables. D’autant que les détenus de l’opposition ne mangent pas la nourriture de la prison de peur qu’elle soit piégée» C’est le cas de Gala Kobeli par exemple, qui ne se risquait pas à ingérer « les ignames préparées avec la peau » et qui se contentait de biscuits apportés par sa famille. Mais en cette période de crise sanitaire, les visites sont interdites. Et, outre la malnutrition, ce sont les conditions psychologiques des détenus qui s’aggravent. « Il faut que les parents puissent revenir au parloir, soutient Angaman. Et avec la crise liée à un troisième mandat présidentiel ( de la part de Alassane Ouattara) qui touche le pays, le climat ne va pas aller en s’améliorant. Depuis l’appel à la désobéissance civile et les manifestations anti-Ouattara en août dernier, les autorités n’ont cessé d’incarcérer les opposants. Le taux de population de la MACA continue de gonfler en raison des détentions politiques. » Autant d’éléments explosifs qui font de la prison une sorte de laboratoire où se jouent rapports de pouvoir, de succession et de domination.Et que Philippe Lacôte dissèque brillamment, le temps d’une Nuit.