LA PRISONNIÈRE DE BORDEAUX de Patricia Mazuy

Certains titres sont plus déterminants que d’autres. Baptisant sa dernière réalisation avec ce très littéraire La Prisonnière de Bordeaux, Patricia Mazuy influence la vision qu’on aura de ce polar et ouvre la porte à une interrogation qui ne nous quittera pas.  Par Benjamin Cataliotti.

Qui est-elle, cette prisonnière bordelaise ? Est-ce Alma (Isabelle Huppert), bourgeoise fantasque dont l’emploi du temps est scandé par ses visites quotidiennes à la prison de Bordeaux où enrage son mari, médecin huppé qui a bu le coup de trop un soir de congrès avant d’aller faucher deux personnes dans un virage avec son 4×4 ? Ou est-ce plutôt Mina (Hafsia Herzi), teinturière obligée, elle, de prendre le train pour aller consoler le père de ses enfants, lequel croupit après un casse manqué dans la même prison girondine ? Et pourquoi, si ce sont les maris qui sont enfermés, associer l’une ou l’autre de leur épouse à cette étiquette, certes romanesque, mais tout de même anxiogène, infamante, dangereuse, de prisonnière ? Il y a, bien sûr, matière à parler de sororité, dans le récit de cette rencontre entre deux femmes aliénées par les errements de leurs conjoints. Alma et Mina peuvent bien fomenter leur petite alliance secrète, décider de s’entraider, s’héberger ou se distraire, l’ombre des hommes ne cesse jamais de les envelopper. Plus qu’à La Prisonnière de Proust, c’est donc à La Captive de Chantal Akerman qu’on pense, avec cette cartographie d’antichambres figées où des femmes sont censées s’ennuyer poliment en attendant le retour de leurs Ulysses acariâtres, lesquels ne vont que modérément apprécier les élans de libertés de leurs obligées.

Pète au casque

On reconnaît la patte de Mazuy, cinéaste que la sauvagerie des hommes fascine, et qui regarde avec autant de cruauté l’ennui de ces époux impatients qu’elle mettait de cœur à filmer des chasseurs avinés et leurs rejetons meurtriers dans Bowling Saturne. À la noirceur de ce précédent opus, La Prisonnière de Bordeaux répond par un humour bienvenu qui doit beaucoup au jeu d’Isabelle Huppert, laquelle, chabrolienne en diable, n’est jamais aussi géniale que quand elle interprète des personnages avec un léger pète au casque. Face à elle, et après Borgo et Le Ravissement, Hafsia Herzi n’en finit plus d’incarner le visage d’une certaine mauvaise conscience française, avec ce nouveau personnage de mère-courage que rien n’oblige – et surtout pas notre regard – à rester irréprochable sous prétexte qu’elle serait secourue par plus fortunée. Toute la relation entre les deux femmes repose sur cette tension permanente entre méfiance palpable et complicité rêvée. Ainsi, Huppert peut bien s’amuser à fendiller des œufs sur le crâne d’Herzi pour la taquiner (puisque c’est bien connu : les pauvres ont la tête dure), quand la Bordelaise invite des notables à diner, sa « codétenue » se retrouve automatiquement assimilée à une employée de maison par un des invités. Et Herzi de s’éloigner de la meute pour rejoindre ses enfants, sous les yeux ébahis d’invités s’extasiant comme s’ils admiraient les sujets pittoresques d’un tableau orientaliste. C’est le constat pessimiste qui hante le cinéma de Mazuy : au-delà des amitiés de circonstances, les barrières – notamment de classe – seront toujours trop hautes pour qu’on puisse les franchir sans y laisser des plumes.

La Prisonnière de Bordeaux (Quinzaine des Cinéastes), en salles le 21 août 2024.