BREAKING AWAY de Peter Yates

– La ressortie de la semaine : BREAKING AWAY –

Quatre potes. Une petite ville « no future » aux Etats-Unis, comme tant d’autres. Le dernier été avant la fac… Non, ce n’est pas un film de Richard Linklater, ou tant d’autres poètes du « teen movie », mais un film de 1978, réalisé par Peter Yates, et véritable premier bijou du genre dans sa version la plus mélancolique et sociale.

 
Breaking Away rappelle ce fait, volontairement oblitéré par les films de campus et une bonne partie des teen movies : il existe, dans les villes universitaires américaines, des jeunes gens qui n’ont pas les moyens de payer les frais d’inscription. Et ces gamins, qui regardent défiler, promo après promo, de fringants étudiants promis à un brillant avenir, méritent eux aussi qu’on leur consacre un récit.
 
Le film en suit quatre, un groupe de copains, entre 17 et 20 ans, habitant Bloomington, petite ville d’Indiana. Il y a Dave, fils d’un concessionnaire automobile véreux, qui s’invente une identité d’émigré italien, et rêve de rouler en vélo avec une équipe transalpine. Mike, un jeune homme en colère, ancien sportif de son lycée contraint de s’arrêter, faute de pouvoir intégrer la fac, accumulant des rancœurs tenaces, Cyril, et puis Moocher, qui ne se fâche que lorsqu’on le charrie sur sa taille.
 
« Vous vous rendez compte que c’est la première fois qu’on ne va pas nous demander de raconter ce qu’on a fait l’été dans une rédaction à la rentrée ? », demande un des personnages à la volée. Breaking Away choisit, comme nombre de teen movies américains, de se concentrer sur une période de parenthèse, l’été. Pas n’importe lequel : celui qui suit la dernière année de lycée, ce moment transitoire où on en a fini avec le carcan de l’institution scolaire, sans être encore très au clair sur ce qui va suivre.
Cet état d’esprit en suspension entre exaltation et inquiétude convoque quelques fantômes, des gamins d’American Graffiti trimballant gaiement leur oisiveté estivale en voiture et les lycéens plus inquiets de Dazed and Confused. A quelques détails près. D’abord, ces héros-là n’ont pas peur de partir pour l’Université mais de ne jamais réussir à se tirer de leur trou paumé. Ensuite, là où le cinéma américain grand public pour adolescents, (de John Hugues aux slashers) élude souvent les enjeux sociaux par la réduction à ce triste dénominateur commun, la middle class banlieusarde, Peter Yates les met au cœur de son récit.

Teen « social » movie

Breaking Away, c’est donc la rencontre improbable d’un film social britannique et d’un teen movie à l’américaine, un croisement bizarre entre Les Tronches et La Solitude du coureur de fond. Cette hybridation singulière s’explique facilement. Il existe un lien très direct entre Yates et Tony Richardson, son compatriote, et surtout son mentor. Richardson fut, dans les années 1960, le fer de lance des « jeunes gens en colère » de la Nouvelle Vague britannique – l’une des alternatives les plus marquantes aux représentations hégémoniques du teen movie américain. Contrairement à leurs homologues des teen movies américains, les héros de Richardson, comme ceux de Karel Reisz, Jack Clayton, ou Lindsay Andersonsont issus de milieux populaires, etdoivent se frotter un peu au monde réel. Entre usine et pauvreté, ils affrontent toutes les épreuves que les teen movies mettent brillamment sur pause pour laisser leurs protagonistes se concentrer sur les vrais enjeux – le bal de promo, l’acné juvénile, et l’obtention de faux papiers pour acheter de l’alcool. Les jeunes gens de la British New Wave, oscillant entre résignation et rébellion, nourriront la culture jeune britannique, des gamins rêveurs de Ken Loach aux délurés de Skins et Misfits. Yates les rapporte ici dans ses bagages, transposés des maisonnettes en brique de l’Angleterre working class aux pavillons plus pimpants des banlieues U.S., et mélangés aux héros bien nourris des teen movies américains.
 
Une séquence représente méticuleusement ce choc de cultures : allongés torses nus, sur le mur à moitié effondré d’une ancienne carrière remplie d’eau, comme suspendus au-dessus du vide, les gamins pauvres règnent sur leur univers sauvage et primitif. Soudain apparaissent sur la rive en face, filmés en contre-plongée, du point de vue des quatre héros, un groupe de demi-dieux en boxers shorts. Terrifiants comme des athlètes de Riefenstahl, grotesques comme des blondinets de beach party films des années 1960, un groupe de jeunes gens a investi les lieux. Ils possèdent, contrairement aux héros, des panoplies adaptées aux loisirs, tout farauds dans leurs maillots de bain colorés. Pas très loin, finalement, de cette scène de Kes de Ken Loach (1969) où le gamin pauvre se fait gronder par son prof de gym parce qu’il n’a pas d’uniforme adapté.
 
Le film se déploie à partir de cette invasion qui, perçue par les héros comme une déclaration de guerre, les pousse à investir à leur tour le terrain des autres : les compétitions sportives universitaires. Cette revanche sociale qui passe par le sport évoque à son tour La Solitude du coureur de fond, qui raconte comment Colin Smith, jeune homme pauvre et rebelle placé dans un centre d’éducation surveillé, échappe à son milieu par ses talents naturels de coureur. Yates segmente le personnage de Colin en deux : Dave possède son don inné, presque surnaturel, pour l’effort, la joie pure de l’exercice au grand air, et Mike, sa rébellion ombrageuse. Mais remplace, au passage, le terrible processus d’auto-sabotage qui semblait indiquer, chez Richardson, qu’on n’échappe pas au déterminisme de sa classe, par un schéma optimiste qu’on peut rattacher à Capra ou, plus prèsdes teen, au triomphe attendu des nerds sur le monde.

L’irresponsabilité oisive

A la différence d’une jeunesse bourgeoise, qui bénéficie naturellement de ce temps de latence formateur, les héros de Breaking Away doivent constamment conquérir leur droit à l’oisiveté. Samedi soir, dimanche matin, de Karel Reisz (1960)s’ouvrait sur une scène montrant son jeune héros à l’usine, attendant la fin de la journée en fanfaronnant : « Moi, je cherche juste à bien m’amuser. Le reste, c’est de la propagande. » Les héros de Breaking Away refusent, eux, de voir leur liberté cantonnée dans l’espace restreint des week-ends et des jours fériés. « C’est cool d’avoir été virés du supermarché. Là, on serait en train de bosser. »  Comme ses héros, Breaking Away est en équilibre fragile entre deux systèmes de valeur opposés. Le premier postule que les jeunes gens doivent travailler, passer sans transition de l’enfance à l’usine, et que s’il faut que jeunesse se passe, ce sera pendant les congés. Le second, affirmé avec fracas depuis l’avènement de la « culture jeunesse » aux Etats-Unis, postule qu’ils doivent prendre du bon temps et profiter de leur jeunesse. Des rebondissements ou des impulsions soudaines soustraient régulièrement les héros à l’obligation de trouver un travail. Ces revirements récurrents ne sont pas là seulement pour montrer l’insubordination flamboyante des personnages ; ils sont le seul moyen pour le film de préserver la sphère propre à l’adolescence moderne, l’irresponsabilité oisive. Et, par-delà, de rejoindre le schéma, bourgeois, du roman de formation.
 
Pour autant, la lutte des classes ne disparaît pas. Yates puise aux sources mêmes de la culture teen, repolitisant subtilement des motifs qui avaient été vidés de leur contenu. L’appellation méprisante « cutters » (« tailleurs ») pour désigner les héros de Breaking Away rappelle les surnoms des deux groupes rivaux du roman culte de la littérature de jeunesse américaine : Outsiders, de S. E. Hinton, qui, sorti en 1967, racontait le combat de deux cliques, les Greasers (bourgeois) et les Socs (pauvres). Dans l’adaptation qu’en fera Coppola en 1983, l’arrière-plan social disparaîtra derrière le regard nostalgique et esthétisant, et l’opposition entre blousons noirs et gamins riches réduite, au moins depuis Grease, au statut de dresscodes divergents. Breaking Away fait même, à travers le personnage de Moocher, quelques excursions du côté d’une pauvreté plus visible. Loin des villas proprettes, le plus mal loti de la petite bande vit dans une maison effritée, éternellement à vendre, qui annonce les enfants perdus, aux gueules insensées, du Gummo d’Harmony Korine. Et Yates trouve le ton juste, ni condescendant ni larmoyant, quand il saisit les yeux brillants de la fiancée de Moocherqui lui annonce fièrement qu’elle va sans doute passer caissière en chef. En reprenant fièrement à leur compte l’appellation de « cutters », s’inscrivant consciemment dans la lignée de ces tailleurs de pierre qui ont bâti la ville, ces gamins affirment qu’ils ont leur place, non seulement à l’université, mais dans les teen movies. Adrienne Boutang
 
Breaking Away, un film de Peter Yates, avec Robyn Douglass, Dennis Quaid, Dennis Christopher… En salles le 31 octobre