Nothing But a Man (1964)

LA TRILOGIE AMÉRICAINE de Michael Roemer

On ne parle pas assez de Michael Roemer. Bien sûr, on peut blâmer sa filmographie erratique mais autant reprocher à Job ses malheurs. Car ce Roemer-ci n’a pas eu la même fortune que son quasi-homonyme français. La preuve avec sa trilogie américaine qui ressort par miracle en salles ce 15 mars après avoir écumé festivals et rétrospectives. Nothing But a ManHarry Plotnick seul contre tous et Vengeance Is Mine jalonnent l’œuvre d’un cinéaste travaillé par l’intrication du social et de l’intime.

C’est en passager clandestin que Michael Roemer traverse le Nouvel Hollywood. Trop cérébral, pas assez West Coast… Lui préfère citer trois influences déterminantes sur sa destinée : le fascisme, Brecht et l’Angleterre. Transfuge berlinois poussé aux portes de l’Allemagne nazie, Michael Roemer traîne dans ses valises une profonde meurtrissure : celle d’un enfant de parents divorcés, jeté en pâture à une nourrice tyrannique. Une histoire familiale à la Strindberg, ballotté entre un internat du Kent et l’Université Harvard où il s’éprend de philosophie hassidique et de Chaplin. Roemer fait ensuite ses classes aux actualités cinématographiques puis atterrit chez PBS par l’entremise d’un camarade de fac, Robert M. Young, qui l’emmène tourner un documentaire dans un bidonville de Palerme, Cortile Cascino. Une première œuvre sans concession, aussitôt enterrée par la chaîne. 

Harry Plotnick seul contre tous (1989)

Pour sa deuxième salve, le tandem décide de produire « un film important que personne ne pourra [lui] enlever », se souvient Roemer dans le premier volume de ses Film Stories. Ce sera Nothing But a Man (1964), chronique d’un amour contrarié entre deux Afro-Américains, une institutrice protestante (campée par la légende du jazz Abbey Lincoln), et un « railroad man » (bouleversant Ivan Dixon, que l’on recroisera dans Car Wash) à Birmingham, Alabama, épicentre des luttes raciales au mitan des années 60. D’aucuns crieraient à l’appropriation culturelle (deux Blancs s’emparent du Black Power à l’acmé du Civil Rights Movement) si Roemer n’y laissait suppurer ses plaies intimes (paternité défaillante et autres scléroses familiales). Sous ses faux airs néo-réalistes avec son noir et blanc abrasif et ses longs travellings cahoteux, Nothing But a Man sert de tissu conjonctif entre deux Amériques, deux cinémas, deux continents. Encensé par Malcolm X, le film achèvera malheureusement sa course dans les salles de banlieue où gronde la colère noire…

« On tourne le dos et tout déraille », entend-on dans les premières minutes de Harry Plotnick seul contre tous. D’effondrement, il est encore question dans ce prototype allénien où un yiddish bookie désargenté baguenaude dans les rues de New York à sa sortie de prison. Affublé d’une hypertrophie cardiaque et d’une trombine à la Buster Keaton (génial Martin Priest), Plotnick se débat contre le sort et tente de raccrocher les morceaux d’une vie de famille éparse. Michael Roemer fait défiler sans ostentation sa monstrueuse parade dans un écrin monochrome cafardeux où les figures attendues du genre (sœur juive étouffante, veuves à lunettes papillon, etc.) heurtent le plafond de verre de l’Amérique des cols blancs et des shows caritatifs. Ce Broadway Danny Rose sous Tranxene fait grincer des dents, mais n’a guère déridé grand monde à la fin des années 60. Il ressuscitera à la faveur d’une restauration vingt ans plus tard.

Vengeance Is Mine (1984)

Michael Roemer s’est toujours dit insatisfait des titres de ses films. Vengeance Is Mine cristallise cette frustration chronique. Diffusé sur PBS en 1984 sous le titre Haunted, ce faux téléfilm de fantômes réunit un casting abonné au cinéma de genre. Plus grise mine qu’ectoplasmique, Brooke Adams (scream queen chagrine de L’Invasion des profanateurs) campe Jo, une working girl en transit dans son Rhode Island natal où sa bigote de mère adoptive vient de rendre l’âme. Sa voisine Donna (Trish Van Devere, à peine sortie de L’Enfant du diable), une desperate housewife, la recueille alors que son propre foyer se fissure… Drame de chambre mortuaire et bourgeois, Vengeance Is Mine taquine moins l’horreur que le social dans la manière dont Michael Roemer, orphelin déraciné, interroge la vie hors-sol. Ou comment habiter l’Amérique. Sans doute l’œuvre la plus accomplie d’un homme entré en cinéma pour « découvrir ce qui se passe réellement dans le monde »