L’AN 01 : quand Gébé et Doillon déliraient le monde d’après

Bien avant cette étrange année 2020 qui a forcé le monde à tourner moins vite – Covid oblige – Jacques Doillon et Gébé imaginaient une société où l’on arrêtait tout pour trouver de nouvelles façons de vivre. Le résultat ? Une farce soixante-huitarde irrévérencieuse, portée par un drôle de casting. Retour sur un film « d’avant » qui résonne très fort avec nos envies de monde « d’après ».

Une foule s’agglutine sur le quai d’une gare de banlieue parisienne, bonnets et chiffons sur la tête pour affronter la grisaille de l’hiver et porte-documents en main, prête à rejoindre les portes des usines et les chaises anthracite des bureaux. Un homme (Depardieu, tout jeunot), fait tout de même remarquer à son voisin qu’il l’a aperçu ne pas monter dans le train la veille : « C’est vrai je ne l’ai pas… j’l’ai J’l’ai raté. J’ai pris le suivant. – Vous l’avez pas vraiment raté. Vous n’êtes pas monté. – Oui c’est ça mais… j’ai pris le suivant. – Vous n’êtes pas monté… exprès ? – Oui, c’est idiot. Tout d’un coup, j’ai… j’ai eu envie de… de… de plus monter dans le train. – De plus jamais monter dans le train ? – Non, non, enfin “jamais”, non… c’est pas le mot… mais… toujours le même train, vous comprenez à la fin… – À deux ce serait plus facile, vous trouvez pas ? – Quoi donc ? – De plus prendre le train. – J’sais pas. »

Ainsi débute L’An 01, fable déjantée, libre et maligne, tournée par Jacques Doillon et le dessinateur Gébé entre 1971 et 1973. Révolutionnaire sans jamais tomber dans le « militant-triste », le film prend la forme d’un reportage imaginaire sur un abandon consensuel et festif du système capitaliste.Première résolution : « Mardi, 15 heures, on arrête tout. » Pour éviter de foncer dans le mur, se parler, trouver des choses qui n’ont jamais été dites et réfléchir à tête reposée aux services et aux productions dont le manque pourrait se révéler intolérable. « Probablement l’eau pour boire, l’électricité pour lire le soir et la T.S.F. pour dire : ce n’est pas la fin du monde, c’est L’An 01. » L’An 01, c’est aussi l’histoire d’un « film à faire ensemble », une aventure collective hors du commun qui a mobilisé plus de trois cents comédiens professionnels et amateurs recrutés via le courrier des lecteurs de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. La première pierre d’une utopie qui allait changer le visage de la société dans une époque où tout était encore possible.

C’est en tout cas ce que Gébé parvient à faire croire tout au long du film et de la bande dessinée qui accompagne sa sortie. Georges Blondeaux dit « Gébé » a lui aussi commencé par tout arrêter. Sur un coup de tête, il quitte un matin son travail de dessinateur industriel à la SNCF pour se consacrer aux dessins humoristiques qu’il réalise pour les revues Pilote, Hara-Kiri ou encore Charlie Hebdo – dont il sera le rédacteur en chef de 1971 à 1985. Si Gébé est réputé pour être un grand buveur, dont le rire épais se propage à travers toute la rédaction, son confrère François Cavanna décrit un personnage sérieux à la Buster Keaton lorsqu’il s’agit de dessiner, ne lâchant son crayon que pour fumer des Gitanes sans filtre « ou des Camel, pour alterner ». Le trait de Gébé est net et précis comme un horaire de chemin de fer, tandis que ses textes griffonnés dépassent largement l’espace qui leur est imparti. Mais Gébé est aussi un cœur tendre, pourfendeur de la bêtise humaine, dont l’humour bourré de poésie s’inscrit presque à contre-courant de l’esprit bête et méchant qui fait le succès du journal.

Signe de ralliement pour de nombreux jeunes issus de la génération baby boomer nés après-guerre, Charlie Hebdo est plus en prise avec la réalité que son impertinent prédécesseur Hara-Kiri. « C’était compliqué de passer à côté de Charlie Hebdo », raconte Doillon, qui vit à l’époque de films de commande et de petits boulots sur les plateaux de tournage. « Les autres journaux étaient faits par des journalistes sérieux, qui répondaient sérieusement à des questions qui ne nous intéressaient pas toujours… », reprend-il. Fasciné par les planches de Gébé, le cinéaste décide un jour d’aller à la rencontre de ce type « au-delà de charmant, au-delà de curieux », pour lui proposer d’adapter l’un de ses dessins en court métrage. Amusé, Gébé accepte et ils tournent en un dimanche On ne se dit pas tout entre époux, qui évoque déjà une certaine méfiance à l’égard d’une société encombrée de métiers inutiles, où la seule perspective d’évasion semble être le programme télé du soir. Quelques mois plus tard, Jacques Doillon confie lors d’un dîner ses envies de long métrage à Gébé, qui l’embarque sur le projet L’An 01. « Je n’ai jamais été un cinéaste militant, ce qui m’amusait, c’était de me mettre au service de Gébé », confie Doillon qui décide de vendre sa vieille Volvo rouge pour participer de sa poche à la production du film, aux côtés de Gébé et de quatre autres collaborateurs qui réunissent 5 000 francs chacun. Un budget minime comparé aux productions de l’époque, doublé grâce à l’avance d’un distributeur. « La somme restait dérisoire mais on pouvait enfin commencer à faire un long métrage, on était les rois du monde », s’illumine encore le cinéaste.

Le 7 juin 1971, Gébé annonce dans les pages de Charlie Hebdo son projet de film et invite tous ceux qui souhaitent participer à l’écriture du scénario à envoyer leurs notes, croquis, photos ou bouts de films par le courrier des lecteurs de Charlie Hebdo. Il faut bien comprendre que pour Gébé, réaliser une œuvre collective n’est pas un énième délire artistique mirobolant qui renverrait les spectateurs à leurs petites habitudes une fois la projection terminée. C’est du sérieux. Le film est un point de départ, une répétition générale qui doit confronter les acteurs aux vrais problèmes que pourrait poser un arrêt brutal des activités. Des problèmes qu’un scénariste ne pourrait pas anticiper seul dans son coin. Gébé prévoit donc de tourner et modifier les scènes jusqu’à trouver un mode de vie vraisemblable.

Les semaines qui suivent, il examine les propositions de scénario envoyées et qu’importe si les lecteurs débordent d’enthousiasme, « l’utopie, ça réduit à la cuisson, c’est pourquoi il en faut énormément au départ ». Les premières séquences du film en chantier montrent des citoyens qui jettent leurs clefs par les fenêtres suite à l’annonce de l’abolition de la propriété, des visions dystopiques de l’an 2000 si L’An 01 venait à ne pas marcher, un couple faire semblant de se réveiller à 6 heures du matin, juste pour déconner, des ouvriers quitter leur travail à l’usine pour partir tous les jours en pique-nique et des patrons qui broient du noir. Fin septembre, Gébé annonce enfin le début du tournage et lance un nouvel appel à candidature dans l’hebdomadaire satirique : « Appel à tous les comédiens, seuls ou en groupe, compagnies théâtrales de salle, de grange ou de cantine d’entreprise, bref, appel à tous les saltimbanques, écrivez rapidement pour dire ce que vous savez faire, ce que vous voulez faire et quand vous pouvez le faire. Jacques Doillon, qui a de l’ordre, une plume et un téléphone vous fera la correspondance. »

Dans le jeune milieu artistique parisien qui gravite autour des cafés-théâtres, tout le monde veut en être. Sans le savoir, L’An 01 devient une pépinière de talents qui feront les beaux jours du cinéma français. Gérard Depardieu donc, mais également les comédiens du Café de la Gare, Coluche, Miou-Miou et Romain Bouteille, les futurs fondateurs de la troupe du Splendid, Thierry Lhermitte, Gérard Jugnot, Josiane Balasko et le réalisateur des Bronzés Patrice Leconte qui ne les connaît pas encore. On peut aussi apercevoir l’auteur de bandes dessinées Gotlib en gardien de prison, Jacques Higelin en joueur de banjo et le designer Philippe Starck, alors âgé de 20 ans, dans le rôle d’un jeune publicitaire. Cavanna, le professeur Choron, Cabu, Wolinski et le reste de l’équipe de Charlie Hebdo viennent évidemment compléter ce casting prestigieux, interprétant les seuls personnages antipathiques du film : d’ignobles et révoltants fachos revanchards qui souhaitent faire capoter L’An 01.

Mais c’est à la suite de ces séquences parisiennes que s’écrivent les moments les plus remarquables du tournage. En mai 1972, Gébé, Doillon, le chef opérateur Renan Pollès et l’ingénieur du son Jean Charrière embarquent à bord d’une vieille Peugeot 403 commerciale pleine de sable qui finira par tomber en panne et partent à la rencontre des lecteurs de Charlie qui ont manifesté leur envie de participer au film. « Lorsque Gébé m’a répondu, c’était la folie absolue », se souvient Lionel Bruneau, encore étudiant à l’époque, qui entraîne son père et quelques copains sur un tournage resté dans toutes les mémoires à Mareau-aux-Prés, 1000 habitants. « J’avais deux, trois répliques à donner et je n’arrivais pas à ne pas regarder la caméra… J’ai cru que Doillon allait s’arracher les cheveux ! », continue Lionel, qui évoque avec nostalgie deux jours de « murges pas possibles », rythmés par des interrogatoires sur les personnalités des différents membres de la rédaction du journal et des débats enflammés « à propos de tout » en compagnie de Gébé et l’équipe du film, logés chez l’habitant. « Ça paraissait tellement évident à l’époque, c’était de la vraie camaraderie, on n’était pas encore à l’ère du Airbnb. » Au moment de partir, tout le monde se prend dans les bras : « On était comme des cons, tout le monde a pleuré, sauf Doillon, qui était très professionnel ! »

Chez les frères Espinelly à Sigonce, qui jouent leur propre rôle de garagiste, chez Lucien Foucart à Eygalières, qui accepte de prêter son âne pour une scène ou parmi la communauté hippie de Noyers-sur-Jabron, Gébé retouche le scénario au jour le jour tandis que Doillon plante sa caméra et le reste de son matériel rudimentaire pour tourner des séquences parfois totalement improvisées. Comme lorsque l’équipe du film investit une vieille ferme abandonnée pour immortaliser les comédiens du théâtre libertaire du Chêne noir d’Avignon former une farandole de corps nus, avant de se faire dégager à coups de fusil par un fermier qui se servait du lieu comme d’une remise pour ses machines agricoles.

Étape après étape, L’An 01 prend de l’ampleur. Une scène américaine est même tournée à New York par Alain Resnais, où l’on voit des banquiers de Wall Street se défenestrer à la vue des cours de la Bourse qui s’effondrent, tandis que Stan Lee, inventeur de bon nombre des super-héros Marvel, assure la narration en voix off. À l’autre bout de la planète, des paysans nigériens filmés par le maître du cinéma ethnographique Jean Rouch apprennent, hilares, que les ouvriers d’une usine à Roubaix ont décidé d’arrêter la production de soutiens-gorge.

En novembre 1972, L’An 01 commence à prendre forme. Jacques Doillon et la monteuse Noëlle Boisson se relèvent parfois la nuit pour donner un dernier coup de ciseaux. Si pour Gébé, le film ressemble à ses dessins « à peu près autant qu’une caméra ressemble à un crayon », on ne peut s’empêcher de trouver des similitudes entre le papier et la pellicule, les séquences du film s’enchaînant sans véritables transitions, agglutinées comme des vignettes de bande dessinée. Diffusé en exclusivité pendant 17 semaines dans une petite salle du Quartier latin à Paris, L’An 01 attire près de 250 000 spectateurs, un exploit pour un film projeté en dehors de tout circuit de distribution classique. Hasard ou coïncidence, Charlie Hebdo enregistre tout au long de cette aventure les meilleures ventes de son histoire, passant de 25 000 à 180 000 exemplaires vendus par semaine entre 1971 et 1974.

Réduction du temps de travail, abolition du patronat et de la propriété privée, remise en cause du matérialisme, amour libre… L’An 01 offre un tour d’horizon complet des grands idéaux qui traversent les années 70. Sa grande force est d’esquiver toute représentation de conflit suscité par cette utopie, y compris en interne. Ici, pas d’armes ni de barricades, l’idée d’une démobilisation générale récolte une totale unanimité, qui rend immédiatement ridicule le « monde d’avant » et ses jours déjà usés. En cela, L’An 01 comporte toute la légèreté et la poésie qui manque aux révolutions. « Alors que l’action révolutionnaire s’efforce de prendre le contrôle du présent pour bâtir l’avenir en force, l’utopie, rébellion non violente, lance un pont invisible dont l’arche enjambe le décevant avenir prévisible et touche une rive inconnue, vierge, où l’avenir pourrait prendre un cours différent », écrit Gébé dans une réédition de L’An 01 (éd. L’Association) parue quelques années avant sa disparition en 2004.

Pourrons-nous un jour visiter un « Magasin-Musée-Saloperies » comme dans le film et regarder les vestiges de notre société consumériste comme autant de bibelots inutiles, voire franchement grotesques ? Le premier choc pétrolier de 1973, la fin des Trente Glorieuses et la mondialisation accélérée ont empêché Gébé et ses camarades idéalistes de nous offrir un présent souhaitable, cantonnant L’An 01 à ce qu’il n’est pourtant pas : un simple film. Difficile d’imaginer notre société actuelle se mobiliser derrière une cause commune, elle qui pense que les utopies ne sont faites que pour les générations futures. Difficile également de monter un projet aussi mobilisateur que L’An 01. « Aujourd’hui les gens auraient peut-être tourné les séquences eux-mêmes, et me les auraient envoyées. Je n’aurais fait que ramasser toutes ces séquences et les mettre à leur place », remarque Jacques Doillon. Alors en attendant que le monde d’après pointe le bout de son nez, on arrête tout, on réfléchit et on regarde L’An 01. Histoire de se donner des idées ? Par Lucas Aubry – Illustrations : Pierre-Paul Pariseau (article paru dans Sofilm n°82, 2020)