LAURA POITRAS : « Dans la crise des opiacés, les gens devraient exprimer leur fureur »

Après Snowden (Citizenfour) et Assange (Risk), Laura Poitras tourne sa caméra vers un autre poil à gratter de l’Amérique : Nan Goldin. Dans Toute la beauté et le sang versé (Lion d’or à Venise, en salles ce 15 mars), la documentariste entremêle le parcours intime de la photographe et son combat mené avec le collectif P.A.I.N. contre la famille Sackler. Le nom de ces philanthropes s’est longtemps affiché dans les musées du monde entier. Mais il se cachait aussi derrière l’OxyContin, médicament dont le succès foudroyant tient un rôle majeur dans la crise des opiacés qui secoue les États-Unis depuis plus de vingt ans.

Avant ce film, connaissiez-vous quelqu’un en prise à cette addiction aux opiacés ?  
Je n’ai pas fait personnellement l’expérience d’une addiction à l’OxyContin mais, aux États-Unis, c’est difficile de ne pas connaître quelqu’un ayant été touché par cette crise qui dure depuis le début des années 2000. Sans Nan, je ne sais pas si j’en aurais fait le sujet d’un film. Ce qui m’a vraiment attirée dans ce projet, c’était de voir cette artiste exposée dans les principaux musées utiliser son influence considérable sur le monde de l’art pour interpeller ces établissements et leur demander : « Comment pouvez-vous accepter d’avoir le nom de Sackler et cet argent sale sur vos murs ? » J’ai aussi été emballée par l’idée de raconter l’activisme de terrain, en montrer les coulisses pour que les militants engagés dans d’autres luttes puissent s’en inspirer. 

Vos films ont tendance à mettre en lumière des individus allant à contre-courant et Nan Goldin a beaucoup photographié le New York underground et les personnes en marge. Bien que vous soyez toutes deux attirées par des sujets très différents, ce lien explique-t-il votre rapprochement ? 
Oui ! Nan est liée à mon travail de différentes manières. La plus évidente, c’est qu’elle s’attaque à des forces puissantes, qu’elle critique l’Amérique et prend des risques, comme Edward Snowden ou Julian Assange. Nan rejette tout ce qui est normé et se désintéresse complètement du mainstream. On le voit à travers les gens de la communauté queer qu’elle fréquente, qu’elle a photographiés, et qui sont devenus sa famille d’adoption. Dans son activisme, il y a également cette idée qu’elle va faire tomber les puissants, qui méritent de souffrir et d’avoir honte.  

D’une certaine manière, vous êtes toutes deux des documentaristes ? 
Absolument. Elle évoque le besoin de laisser une trace de sa vie, que personne ne pourra changer.  Si j’ai pu faire ce film, c’est parce que j’ai pu m’appuyer sur les photographies documentant sa vie depuis cinq décennies. J’ai pu remonter à son adolescence, à sa rencontre avec le photographe David Armstrong… 

Barbara et Nan Goldin – Toute la beauté et le sang versé (2023)

Comment avez-vous travaillé avec des images qui n’étaient pas les vôtres ? 
C’était à la fois enthousiasmant et intimidant. Nan a sa réputation ! (rires) C’est le premier film où j’ai autant de matériel filmé par d’autres personnes, dont Nan, et celles qui ont filmé les actions menées pendant la crise du SIDA. Nous avions une équipe d’archivistes qui a déniché des documents incroyables. Il y a une séquence à Provincetown avec Cookie Mueller, et John Waters est là. Personne n’avait jamais vu ça ! Ce que j’aime dans toutes ces images, c’est qu’elles permettent de se déplacer dans le temps. Lorsque vous regardez les photographies des années 1970 ou 80, vous ressentez vraiment leur lien avec le présent. Ça ne paraît ni nostalgique ni lointain.  

Dans les années 1980, quelle était votre relation avec le monde de Nan Goldin et la culture underground à New York ? 
Je ne les côtoyais pas directement. Je vivais à San Francisco et une de mes amies, qui était photographe, m’a parlé du livre de Nan, La Ballade de la dépendance sexuelle. J’ai été époustouflée et j’ai également vu les projections publiques qui en ont été faites. J’ai ensuite déménagé à New York en 1992, au milieu de la crise du SIDA, que Nan a documenté dans ses photos.  

Dans le film, vous dressez un parallèle entre l’épidémie de SIDA et la crise des opiacés. Quels liens existe-t-il dans la façon dont le gouvernement et les autorités américaines ont traité ces deux événements ? 
C’était très important pour moi de faire converger ces deux épisodes. Nan les a traversés tous les deux et a survécu tout en perdant beaucoup d’êtres qui lui étaient chers. Je voulais aussi rappeler quelques tristes vérités sur les États-Unis. Par exemple, notre amnésie historique : nous oublions notre passé sans qu’aucun compte ne soit rendu pour les méfaits commis. Dans les deux cas, il y a eu une défaillance totale de nos politiques et de la FDA (la Food and Drug Administration, qui régule la mise sur le marché des médicaments aux États-Unis, ndlr). Ils n’ont pas pris le SIDA au sérieux les premières années parce qu’ils ne faisaient pas grand cas des gens qui mouraient. C’était des marginaux, des personnes queer. Pour l’OxyContin, ce sont des Blancs pauvres, des personnes également en marge. Il y a la même tendance à vouloir blâmer les personnes qui souffrent plutôt que les organismes défaillants ou tirant profit de cette souffrance. « Nous passons notre temps à répéter ou peaufiner nos éloges funèbres au lieu de descendre dans la rue pour crier », disait David Wojnarowicz (artiste mort du SIDA en 1992, ndlr). Ce qui était vrai pour la crise du SIDA devrait l’être pour celle des opiacés. Les gens devraient exprimer leur fureur. 

Toute la beauté et le sang versé (2023)

En filmant et en suivant Nan Goldin, mais aussi Snowden ou Assange, vous avez d’une certaine manière pris part à leurs activités militantes. Quelle distance avez-vous adoptée à chaque fois ? 
Pour Citizenfour, je ne filmais pas un lanceur d’alerte qui parlait à un journaliste, c’est à moi qu’il parlait. Les événements se produisaient parce que j’étais présente, donc je devais être dans le film. Et mon travail consistait à faire tout ce qui était en mon pouvoir pour protéger Edward Snowden en tant que source, donc je suis devenue très bonne en cryptographie. Pour ce qui est d’Assange, nous avons eu des désaccords, mais ils n’ont jamais porté sur son travail. J’estime qu’il a révolutionné le journalisme et je soutiens le travail de WikiLeaks. Il a levé un voile sur l’empire américain et l’a profondément menacé, c’est d’ailleurs pourquoi les États-Unis veulent l’emprisonner pour le restant de ses jours.  

Lorsque vous avez commencé à filmer les militants de P.A.I.N., cela a-t-il influé sur leur stratégie ?  
Lorsque je suis arrivée, ils ont dû accepter ma présence, me faire confiance. Mais je ne pense pas avoir changé grand-chose. Pour les militants, c’est surtout le COVID qui a constitué un grand bouleversement. Tout à coup, ils ne pouvaient plus manifester dans les espaces publics, ce qui arrangeait bien les Sackler. P.A.I.N. a alors fait quelque chose d’étonnant : avec un avocat bénévole, ils ont poursuivi les Sackler au tribunal des faillites et ont déposé des tas de recours remettant en question la légitimité du processus juridique. Les Sackler ont probablement dû dépenser des millions de dollars. Je trouve cette forme d’activisme dans les salles d’audience formidable ! 

Toute la beauté et le sang versé (2023)

Doit-on voir Toute la beauté et le sang versé et l’histoire des Sackler comme une mise en garde contre la philanthropie dans le monde de l’art aux États-Unis ?  
Oui, et cela soulève un tas de questions. N’y a-t-il pas une meilleure façon de soutenir les artistes ? Le gouvernement ne peut-il pas les aider ? Ne sont-ils pas un atout pour notre société et ne devons-nous pas revoir cette société avec ses immenses inégalités de richesses, une sous-imposition des riches et des déductions fiscales pour avoir simplement mis son nom sur un musée ? Pour moi, c’est tout le cadre de la philanthropie qui devrait être revu de fond en comble. Peut-être que les riches devraient simplement payer plus d’impôts ! (rires). 

L’un des fils conducteurs de vos documentaires est la désillusion à l’égard du système judiciaire. Pensez-vous que justice peut encore être faite par son biais aux États-Unis ? Dans The Oath, vous évoquiez par exemple le cas de Salim Ahmed Hamdan, jugé en dehors de toute procédure régulière et emprisonné à Guantánamo de 2001 à 2008.   
Pour moi, la prison de Guantánamo constitue toujours une honte nationale. Des prisonniers y sont incarcérés depuis 2002 et certains d’entre eux n’ont jamais été formellement accusés. Comment dès lors prétendre être un État de droit ? Et pourquoi les lanceurs d’alerte sont-ils emprisonnés et pas ceux commettant des actes de torture ? Dans les pays qui ne tiennent pas les gens responsables pour les crimes et les atrocités commises, quelle est la morale de l’histoire ? Que l’impunité règne, que si vous avez suffisamment d’argent et de pouvoir, vous pouvez torturer des gens ou fabriquer un médicament extrêmement addictif, le commercialiser comme si de rien n’était et provoquer la mort d’un nombre incalculable de gens. C’est d’un sinistre… Cela paraît si éloigné de toute justice, comment revenir en arrière ? 

Citizenfour (2014)

Êtes-vous toujours en contact avec Edward Snowden ?  
Il n’a pas encore vu le film, mais il m’a adressé ses félicitations. Sa femme est photographe, alors j’ai vraiment envie qu’ils le voient tous les deux. Je suis très fière de voir qu’il n’a pas fini dans une prison américaine. Je suis sûre que d’autres personnes au sein du gouvernement américain ne partagent pas mon point de vue ! J’aimerais qu’il soit ailleurs (Edward Snowden vit en Russie depuis 2013, ndlr.) et qu’un pays européen lui offre l’asile politique. Je sais qu’il accepterait avec joie. 

Il en a notamment fait la demande auprès de la France. 
Auprès de la France, de l’Allemagne, de tous les pays européens. Et tous se soumettent au pouvoir américain. 

Parle-t-on encore d’Edward Snowden dans le débat public aux États-Unis ?  
Pas autant que je le souhaiterais, on en revient à cette amnésie historique. J’aimerais que les gens parlent plus des révélations que lui et d’autres lanceurs d’alerte ont faites. L’un d’entre eux, Daniel Hale, a révélé le programme d’assassinats menés par les drones américains. Il avait des documents montrant que 9 personnes sur 10 tuées par ces drones étaient complètement innocentes et, à cause de cela, il est maintenant en prison. J’aimerais qu’il y ait davantage d’indignation dans notre pays à ce sujet.