LE DIABLE N’EXISTE PAS de Mohammad Rasoulof

Le dernier film de Mohammad Rasoulof est un acte de résistance, un vrai. Malgré deux condamnations à un an de prison et l’interdiction de tourner, le cinéaste refuse de quitter l’Iran, préférant lutter de l’intérieur et réaliser ses films dans la clandestinité… Résultat ? Un Ours d’or mérité au festival de Berlin.

Pour échapper à la censure pendant le tournage, Le Diable n’existe pas se compose de quatre courts métrages qui traitent du même dilemme : dans le cadre du service militaire, l’État peut obliger les conscrits à exécuter des condamnés à mort. Que faire ? Tuer ou s’opposer au gouvernement ? Au pays des ayatollahs, les conséquences d’un refus sont terribles : le soldat qui résiste est privé de ses papiers, rendant impossible tout exil, et son service peut se prolonger indéfiniment. Ici, l’oppression ne se dit pas, mais elle se fait sentir dès le cadrage du premier épisode du film : comme dans Le Cercle de Jafar Panahi, cinéaste ami de Rasoulof, la ville devient une prison faite de parkings et de couloirs interminables, de supermarchés blafards et d’appartements obscurs où se déroule le quotidien d’un homme tranquille, dont on découvre avec horreur les responsabilités lors d’un twist sidérant… Un choix de mise en scène au diapason de ce que Rasoulof dénonce : l’obéissance aveugle aux lois injustes de l’État, et donc, suivant la formule d’Hannah Arendt, la banalité du Mal. En ayant recours à l’économie du court métrage, il tend chaque récit comme une corde, jouant avec virtuosité d’effets d’attente, de non-dits intrigants et de renversements surprenants. Comme dans son précédent film Un homme intègre, il suit le principe de la « cocotte minute » : accumuler la tension narrative jusqu’à un moment de déflagration où la force morale de personnages résistants, sortes de doubles du cinéaste, se révèle parfois dans une violente épiphanie. Ainsi, un conscrit incapable de tuer se transforme soudainement en action hero qui prend les armes et s’évade plutôt que de conduire un condamné à mort.

Le renard et l’enfant

Tout le film suit ce mouvement de fuite et de libération : les personnages qui refusent l’horreur des exécutions quittent le cadre – celui de leur quotidien, voire de leurs amours. Aussi le récit abandonne-t-il la ville pour une campagne reculée où ceux qui ont dit non à la violence vivent sans se faire remarquer, loin des autorités. Ce qui frappe tout de suite, c’est la picturalité des plans de nature filmés en scope, leurs étendues d’eau laiteuses au fond des forêts, leurs routes sinueuses comme chez Kiarostami offrent de véritables respirations. Mais au cœur de cette nature pacifiée se dessine, comme à presque tous les épisodes, une césure profonde entre ceux qui acceptent l’ignominie pour s’assurer leur tranquillité, et les autres, prêts à tout sacrifier. Le cheminement du film devient ainsi celui d’une prise de conscience, où les personnages les plus aveugles apprennent à regarder en face l’horreur dont ils sont les complices. Dans le dernier plan du film, une jeune femme furieuse contre son père objecteur de conscience se retrouve face au renard qu’elle n’a pas voulu tuer lors d’une partie de chasse. Ce renard aux yeux d’or qui la désarme complètement, l’obligeant à reconnaître l’atrocité de toute exécution, reflète au fond le film lui-même, splendide invitation du cinéaste à ses contemporains de dessiller leur regard.