DARK WATERS de Todd Haynes

– LE FILM DE LA SEMAINE : DARK WATERS –

Avec cette histoire vraie d’eaux empoisonnées avec du téflon, de firme chimique cupide et irresponsable et d’avocat prêt à tout pour faire éclater la vérité, Todd Haynes cherche à sensibiliser à l’écologie tout en absorbant plusieurs genres : thriller, film procédural, biopic judiciaire, fiction paranoïaque, mélodrame familial. Tout n’est pas réussi. Mais s’impose magistralement un acteur : Mark Ruffalo.


Vous le connaissez certainement : c’est lui qui interprète Hulk dans la série des
Avengers. Pourtant, bien qu’il ait eu des rôles marquants où il était impeccable, dans Shutter Island de Martin Scorsese, dans le rôle du coéquipier de DiCaprio, ou dans Foxcatcher de Bennett Miller où son calme tranchait avec le jeu ambigu de Steve Carell, il n’est pas si connu du grand public. Dark Waters est construit sur sa prestation et il y est absolument convaincant. D’abord, on a du mal à le reconnaître. Il a l’habitude de donner à ses personnages un charme discret mais ravageur. Ici, dans le rôle d’un avocat installé et bourgeois, il ressemble à un sénateur : très économe en gestes, le ventre saillant, l’allure compacte et figée, l’émotion est d’abord neutralisée. Mais pour éviter que l’absence d’affects soit ennuyeuse à contempler, il rend son regard dense et puissant. Le jeu au début passe par le plissement de la lèvre inférieure : elle signale la défiance, la perplexité, l’interrogation muette mais profonde. Cela peut devenir très vite ingrat de regarder un personnage qui s’interdit le commentaire et la colère, drapé dans une conscience morale irréprochable. Ruffalo rend ça intéressant en transformant ses gestes en décisions psychologiques et ses regards en jugements politiques. L’avocat s’impose un devoir de réserve ; pour devenir un héros américain, il doit agir. Son personnage ne tue pas, il fait même très peu de plaidoiries, l’essentiel du film le montre surtout en train de lire et de classer des dossiers. Il en fait des actes de compréhension et de pensée.
Il est rare de voir comment l’intelligence d’un jeu assez sobre rejoint celle d’un personnage. La plupart des acteurs américains doivent exploser pour convaincre ; lui retient et ralentit. En cela, il est plus proche d’un Tom Hanks (en plus beau et plus magnétique) que d’un Matt Damon (qui met ce jeu au service de personnages vides, inachevés, lacunaires). Dark Waters est un film de pluie et de neige, un peu comme Foxcatcher d’ailleurs : Ruffalo excelle dans ces teintes délavées, faussement éteintes. Sa discrétion rejoint finalement une forme d’inflexibilité, de retenue à la fois glacée et profondément compassionnelle, où l’apparence maîtrisée s’oppose au bouillonnement intérieur.

Plus le film avance, plus l’avocat découvre ce que l’entreprise pétrochimique fabrique, plus le jeu de Ruffalo s’inverse. Il est pris de tremblements de la main, métaphore évidente pour exprimer les doutes qui l’envahissent, l’effondrement progressif de sa position sociale ou professionnelle. La certitude laisse place à l’angoisse. Le film devient comme le personnage, et comme le jeu de l’acteur : davantage angoissé qu’angoissant. Ruffalo joue la douleur comme un geste obsessionnel irrépressible. C’est sa façon de donner image au chaos. Il rejoint la galerie de personnages maniaques chers à Todd Haynes, et en premier lieu la bourgeoise de Safe, incarnée par Julianne Moore, obsédée par les microbes, persuadée que la fin du monde a déjà eu lieu. Dark Waters est plus optimiste que Safe, mais le constat d’un empoisonnement clandestin général est partagé. Moore voulait progressivement se séparer du monde et de son corps. Elle créait une morte-vivante effrayante. Ruffalo associe la maladie qui ronge à une parole qui libère. Le malade inexorable devient une figure de vérité et de ténacité. – Jean-Marie Samocki