L’ILE AUX CHIENS de Wes Anderson

– LE FILM DE LA SEMAINE : L'ÎLE AUX CHIENS –

Et si le stop motion était, pour Wes Anderson, moins un caprice d'enfant gâté qu'un véritable salut, pour un cinéma toujours entre la nature morte et la vivante ? Mieux, et si le Japon lui-même était le lieu parfait pour cet étrange équilibre entre beauté et morbidité, entre soin et destruction ? Décryptage. Par Hervé Aubron / Photos : Twentieth Century Fox France

 
Il y a huit ans, un renard empaillé a sauvé Wes Anderson. Le cinéaste aurait pu finir lui-même naturalisé, derrière une vitrine, s’il ne s’était mis dans les pas de Fantastic Mr. Fox, son premier film entièrement réalisé en stop motion – l’animation image par image de poupées articulées –, dont L’Île aux chiens prend maintenant la relève. L’imagerie rutilante de l’auteur de La Famille Tenenbaum (2001) ou de À bord du Darjeeling Limited (2007) risquait en effet, à la longue, de devenir une maison de poupées asphyxiante, une boîte de fruits confits aussi colorés que sentant le renfermé.
 
La Vie aquatique (2004) a été une sorte de coming out : pour la première fois, Anderson recourt au stop motion pour donner vie aux créatures marines observées par l’équipage de l’explorateur Steve Zissou (Bill Murray). Les poissons en plastique et les corps customisés, tout en lignes claires et aplats de couleurs, se mirent les uns les autres comme on se regarderait dans une glace – comme si plonger dans l’océan revenait à traverser un miroir. Face aux bêtes postiches, les acteurs de La Vie aquatique se découvrent eux-mêmes figurines de chair. Zissou, parodie de Cousteau, croyait explorer l’océan quand, vieil enfant, il continuait à jouer dans sa baignoire. Au terme du film, tout le casting (la collection de figurines, le jeu de cartes au complet) est compressé dans un sous-marin de poche, aux aguets d’un mythique requin mangeur d’homme. Face à l’immense bestiau étincelant, le submersible jaune devient un dérisoire Kinder Surprise avec lequel le squale de bakélite chahute : la poupée joue avec les hommes miniatures. Sans doute est-ce pourquoi Zissou renonce à tuer le requin – il se sait désormais de même nature que la marionnette de ce Moby Dick. D’un coup, la figurine qui risquait de se figer, d’être mise sous verre, s’anime et vibre incomparablement.
 
Wes Anderson a trouvé là une ligne de risque salutaire, celle où sa stylisation est tourmentée par ses propres contraintes, s’inquiète de la dévitalisation qu’elle peut produire ou nécessiter. Il creuse cette ligne quatre ans plus tard avec Fantastic Mr. Fox. « Stop motion » est certes le nom de la technique d’animation, terriblement fastidieuse, à laquelle il se voue alors entièrement, mais cela pourrait aussi désigner une frontière plus essentielle entre le mouvement et le figement, sur lequel risque toujours d’achopper le tressautement d’une image à l’autre. Le mort et le vif sont ici à touche-touche. Exquises fantaisies et courtoisies des personnages, mais il y a du cadavre partout : des bêtes empaillées sont traquées par des fermiers cherchant à les exterminer, et finalement coincées à mille lieues sous terre, entourées de tombereaux de barbaque chapardée. Portant un toast face à sa famille, Mr. Fox clame qu’«il boit à leur survie », alors que toutes les bêtes du film paraissent échappées d’un atelier de taxidermiste et partant, être déjà mortes. De même, lorsque Fox clame qu’il est « un animal sauvage », le doute est permis devant ses abords de peluche endimanchée. Les instincts et la vitalité sont d’autant plus expressifs que les corps sont toujours susceptibles de trahir leur rigidité de poupée, de même que la formidable palette automnale du film déborde d’industrie chimique. L’horizon est avant tout celui de la dévastation : celle qu’occasionnent les fermiers enragés contre le renard, mais sans doute aussi celle de l’imagerie d’Anderson, dont les figurines et décors, leur carton, leur plastique et leur peluche, aussi splendides soient-ils, sont comme déjà promis au rebut. Mr. Fox est somme toute une grande nature morte.


 
Sushi et sac d’ordures
Dès lors, l’imagerie d’Anderson ne fait pas oublier le désastre, n’est pas un paravent ornemental devant son gouffre. Elle en est l’expression ou la translation, dans sa fragilité même. Dans The Grand Budapest Hotel (2014), son dernier film en date, stucs, bibelots et pâtisseries étaient exposés à la furie nazie. Aujourd’hui, L’Île aux chiens, deuxième stop motion d’Anderson, resserre encore le lien entre stylisation et dévastation. Le pitch est quasiment le même que son aîné Mr. Fox (un groupe d’animaux doit affronter le siège d’hommes résolus à les éradiquer), mais cette fois-ci la destruction n’est pas seulement le moteur du récit, elle est son décor. L’île du titre, japonaise et radioactive, est devenue un grand dépotoir à ciel ouvert où ont été déportés tous les chiens d’une mégalopole, à la suite d’une épidémie de grippe canine.
 
Devant se nourrir des seuls détritus du lieu, les figurines sont d’emblée galeuses, efflanquées, couturées – elles devront d’ailleurs affronter, au cours du film, des chiens-robots qui laissent apparaître leur squelette métallique, leur structure secrète. Elles errent dans une grande grisaille, entre ballots d’ordures compressées, incinérateurs plus ou moins désaffectés, ruines d’un centre de tests, terrain de golf comme vitrifié par un accident nucléaire : les chiens pourraient évoquer le WALL-E de Pixar s’ils n’étaient bavards. La mer violette n’a plus à cacher sa nature de cellophane – celle qu’utilisent les animateurs du film est aussi celle qui s’accumule réellement en soupe de particules au grand large. Ici, tous les subterfuges techniques s’avouent fleurs de déchets : on pleure du film plastique, les flammes sont en papier alu, les bagarres soulèvent des tourbillons de coton hydrophile.
 
Deux séquences sont un sommet d’indistinction entre le mort et le vif. D’abord, en gros plan, la préparation d’un plateau de sushis. Un thon, un crabe, un tentacule frétillants sont prestement tranchés et apprêtés en bijoux comestibles : coulisses morbides de la stylisation, où il s’agit de définitivement figer ou mutiler, pour livrer un parfait tableau. Auparavant, au début du film, des chiens affamés jaugent le contenu d’un sac d’ordures : le papier fendu révèle des trognons, pelures, rognures. Cela ne va pas du vif au mort, comme les sushis, mais dans le sens inverse : la tapisserie de pourriture est animée par les soubresauts des asticots qui la jonchent. À se demander si les chiens pelés ne sont pas eux-mêmes des cadavres ambulants, bougeant sous l’effet des vers qui y grouillent. Entre l’inerte et le frémissant, le stop motion pendule en permanence. C’est un art du mort-vivant.


 
Chiens vs Chats, énième round
Morts-vivants, les corps humains semblent souvent l’être : c’est une scientifique qui sombre dans l’alcoolisme (a-t-on déjà vu de la couperose sur les pommettes d’une poupée ? C’est possible chez Anderson), l’opération d’un rein (un petit bijou sanglant, comme les sushis) ou l’inertie rectangulaire d’un maire à la fois distingué et brutal. Le film alterne ainsi entre l’île aux chiens et la ville des hommes, Megasaki, dont ledit maire lance une expédition punitive sur le sanctuaire canin. Son jeune neveu, Atari, s’est rendu clandestinement sur l’île pour retrouver son propre chien et vu de Megasaki, on le croit retenu par les bêtes enragées – alors qu’elles l’aident dans sa quête, quand bien même ils ne parlent pas la même langue : japonais pour les hommes, donc (non sous-titré), anglais pour les chiens.
 
Ce cloisonnement entre personnages est fondateur chez Anderson, pour qui, si on peut s’entraider, on ne se comprend fondamentalement pas, chacun restant enfermé dans ses marottes, ses lubies – une belle séquence d’apprivoisement entre Atari et un chien relève ainsi du parfait malentendu. Et même si un mouvement d’étudiants antispécistes, à Megasaki, prône la concorde universelle entre tous les êtres vivants, il y a toujours des limites ou des points aveugles : la hargne des dirigeants de Megasaki contre les chiens tient à une passion inconditionnelle pour les chats, qu’ils caressent crânement. Les félins, eux, n’ont jamais la parole, et resteront des repoussoirs négligés – Anderson a sans doute un malin plaisir à prendre le parti des chiens contre les chats : sa préciosité évoque les premiers plutôt que la bonhomie débraillée des seconds.


 
Une passion japonaise
Après quoi courent les chiens d’Anderson ? Ou plutôt : qu’est-ce qui leur court après ? La fable, livide, sinon sinistre, laisse transparaître ses préoccupations d’époque : pollution généralisée, animaux maltraités, hommes que l’on traite en effet comme des chiens en les parquant aux frontières… Il serait triste, toutefois, de réduire le film et son fond beckettien, à une allégorie militante. Un amour trouble le jeu : celui du Japon. Le cinéaste ne peut qu’y reconnaître une patrie d’exactitude graphique. Rien ne manque au tableau : réminiscences de Kurosawa ou des films de robots nippons, estampes, calligraphie, art du coupeur de sushi, théâtre kabuki (présenté comme un ancêtre du stop motion) … La passion d’Anderson pour le Japon est telle qu’il s’y projette entièrement, en fait quasiment un autoportrait – et donc n’élude pas la part d’ombre de leur art commun, le carnage nécessaire à la confection d’un sushi ou d’une poupée animée. Nous voici à la fois dans l’empire du raffinement et de la coercition, de la délicatesse et de l’entêtement, du soin et du gâchis, de l’invention et de la destruction : L’Île aux chiens s’inscrit à l’évidence dans le rayon de Fukushima. Anderson est si absorbé par son objet qu’il n’a aucune inhibition symbolique. Qui d’autre que lui pourrait se permettre d’associer des Japonais antipathiques et des chats (la vieille analogie raciste est somme toute un bibelot de plus dans la commode) ? Qui d’autre oserait appeler une ville Megasaki, en instillant un lien entre Nagasaki et la folle urbanisation d’après-guerre, se déployant comme une radiation du nucléaire ? Le cinéaste est si intimement concerné qu’on ne songe pas à lui chercher des noises. Hardiesse ultime : l’assaut militaire contre l’île suscite un champignon atomique de poche, sur une plage. L’anéantissement suprême se fait corolle de coton, Hiroshima s’engouffre dans la boîte des poupées : est-on vivant ? Est-on mort ? Le XXIe siècle est peut-être un grand stop motion, un mouvement d’arrêt qui s’éternise.