THE HOUSE THAT JACK BUILT de Lars von Trier

– LE FILM DE LA SEMAINE : THE HOUSE THAT JACK BUILT –

« Aussi provoc qu’idiot », « un non évènement », « une blague trop longue »… Plus blasée que choquée, la critique, par le retour de Lars « persona non grata » von Trier à Cannes. Cependant, The House That Jack Built est loin d’être anodin. Hypothèse : c’est même l’un de ses films les plus intéressants. Alors si à Cannes « personne ne prend vraiment ce pensum au sérieux », ici on va décider de faire le contraire. Analyse d’un vieux Danois qui s’amuse toujours avec ses histoires sur le bien et le mal.


The House That Jack Built est un film où l’on rit beaucoup. Cette phrase peut paraître anodine, mais elle est certainement déjà polémique, appliquée à un film totalement dédié à un personnage de tueur en série sadique, qui n’accorde pas à ceux qu’il croise le droit d’exister, a fortiori quand ce sont des femmes. Et pourtant, parmi les cinéastes contemporains qui ne réalisent pas à proprement parler des comédies, Lars von Trier est le plus drôle. Il l’a déjà été : l’humour noir de L’Hôpital et ses fantômes est féroce, Le Direktor est une comédie sur le management assumée comme telle, la première partie de Melancholia dresse la satire de la famille bourgeoise…
Il n’y a peut-être que David Lynch, aujourd’hui, pour accorder autant d’importance à l’humour et pour l’associer à une recherche esthétique et philosophique. L’humour lynchien se déploie à partir de personnages dotés d’une bonté sublime. Il est lumineux, altruiste, imaginatif, à combustion très lente et fait parfois penser au cinéma muet. Celui de Lars von Trier est son opposé : grinçant, provocateur, il ne s’appuie que sur des situations extrêmes, morbides. Dans ce film, il est essentiel, partout présent, et les situations qui opposent le bourreau et sa victime ne le suppriment pas, bien au contraire.

Variations de l’horreur, variations du rire
Le film présente cinq situations, clairement chapitrées, et qui sont nommées « incidents ». A chaque fois, Jack (Matt Dillon, réinventé et retrouvé, fascinant) accomplit le but qu’il s’est fixé et tue ses victimes (ce dont le film ne fait jamais un mystère), mais les circonstances du meurtre lui permettent d’accéder à une forme de vérité ou de conscience sur ce qu’il est et sur la nature de ce qu’il fait. L’humour surgit dès le premier incident : une femme (Uma Thurman) implore Jack de l’amener au premier garage pour y faire réparer ses pneus mais elle lui dit tellement, et de façon tellement appuyée, qu’il pourrait la tuer et qu’il en a marre : il prend le cric, lui démolit le visage d’un coup sec, elle est morte. La scène est très théâtralisée, dans son rythme et son découpage, ce qui anéantit immédiatement l’horreur du geste. Jack tue alors par pulsion, mais celle-ci n’est pas sexuelle, il semblerait surtout que ce soit par désir de tranquillité, un besoin de solitude et de misanthropie ; la pulsion est placée du côté de la victime et de ce qui est décrit comme le désir inconscient d’être agressée.
Chaque incident s’appuie plus ou moins clairement sur une forme du cinéma d’horreur : le film noir années 40 et ses histoires de rencontre, l’horreur moderne façon Hitchcock, l’horreur sadique façon fin des années 70, le torture porn « intimiste », le torture porn spectaculaire. Mais à chaque situation est associé un humour qui lui est propre. Le second incident fait de Jack un personnage burlesque impayable, qui a tellement peur de laisser des traces de sang qu’il ne cesse de retourner sur les lieux, d’inspecter, de vérifier et qu’il finit par en créer une, énorme. Le quatrième incident est une série de punchlines cruelles sur l’amour. Le détail le plus drôle se trouve dans le cinquième incident : Jack met une couverture sur sa future victime, pour qu’il ne gèle pas trop alors qu’il l'a enfermé dans une chambre froide.
Regrette-t-on de rire ? Peut-on l’avouer ? Questions sans doute pertinentes, mais pas cruciales. Il serait facile d’opposer l’inconséquence ou la vulgarité de cet humour à la maîtrise esthétique des lumières et du montage, à la façon dont le cinéaste mène l’examen de conscience par des dialogues brillants, à la force saisissante de la conclusion du film, aussi étonnante que la fin de Melancholia. Ce serait facile, et faux. L’humour de Lars von Trier ne crée pas la connivence, n’apaise aucune tension. Distinguer la part de l’ironie et la part de sérieux, le degré d’indulgence ou le degré de condamnation, comme pour le troisième incident avec la femme et ses deux enfants, est parfois impossible. L’humour permet de ne jamais réconcilier l’image avec un sens ou avec une explication. C’est une dissonance.



Construire pour brûler
Ce souci de division est au cœur même de tous les films de Lars von Trier depuis Antichrist. Antichrist : l’opposition ville/campagne, paroles de compassion/actes de mutilation. Melancholia : deux sœurs, deux chapitres, et au milieu, comme un gouffre, la dépression de l’une d’entre elles. Nymphomaniac : la liberté du désir dans la jeunesse de Joe, incarnée par Stacy Martin, s’oppose à une sexualité froide et pleine de douleur, celle de Joe adulte, jouée alors par une seconde actrice, Charlotte Gainsbourg. D’un film à l’autre, la division est de plus en plus intériorisée : elle passe du couple à la famille puis au personnage lui-même. Et si l’unité n’est pas possible, il reste la solitude. Dans Melancholia, une réconciliation a lieu entre les deux sœurs mais elle n’existe que parce que l’univers brûle. A la fin de Nymphomaniac, l’homme protecteur devient mauvais, concupiscent. L’association devient impossible. Joe le tue, et trouve son unité dans sa liberté et sa violence.
Dans The House That Jack Built, il n’y a pas de commencement traumatique, ni même de point d’effondrement. Il y a une sorte de gradation dans les évènements, de goût du décompte et de la démesure, mais, à l’inverse des trois films précédents, le personnage ne change pas. Il est double depuis le début : si deux personnages différents parlent en off, Jack et son guide mystérieux, Verge (Bruno Ganz, tour à tour accueillant et impitoyable, extraordinaire), il s’agit en vérité d’une même parole. Un même mouvement les traverse et les pousse aussi à se précipiter vers l’abîme. Ce n’est qu’une relance perpétuelle, il n’y a plus qu’une seule conscience qui se critique. C’est là qu’on retrouve l’humour : dans les écarts entre le fait et son commentaire, entre l’image et le son ; c’est là qu’il rejoint l’ambition métaphysique. L’humour fait entendre ce fracas du monde qui s’autodétruit.
Si la voix semble faire entendre la raison, la réflexion, l’explication, c’est parce que l’image montre la destruction, la domination. Plus l’horreur se surajoute à l’horreur, plus le dialogue recherche une unité. Aucun meurtre n’a une motivation véritable : ni violer, ni voler, ni même aimer tuer. Jack tue parce qu’il a commencé. Les meurtres s’ajoutent, mais ils ne font pas plus sens. Chaque incident recherche un niveau supérieur : le deuxième incident fait croire à Jack à l’existence d’un dieu qui effacerait les traces qu’il a laissées. Ironie tragique et comique du monde lui-même. C’est sans doute pour cette raison que, par rapport aux autres films, la réflexion sur l’art paraît plus scandaleuse alors qu’il retrouve sa théorie sur le contrepoint musical de Nymphomaniac. Pourquoi comparer les gestes d’un tueur en série et ceux d’un pianiste d’exception comme Glenn Gould ? Pour faire du crime un art et de l’art un crime ? Architecture et musique (qui sont, pour le cinéaste, deux pôles qui s’attirent), ne soldent que des échecs, à l’image des maisons inachevées : elles désignent le vide.
Le but est-il de construire une image comme Jack construit sa maison ? Plus l’horreur augmente, plus la volonté de lui donner forme devient impérieuse, plus elle la nourrit. Plus il trouve un ordre, plus il se rapproche de la destruction. A la fin, Lars von Trier cite les apothéoses de ses films, remontant jusqu’à Médée. On pourrait croire alors que le discours du film devient autobiographique et impudique. C’est sans doute plus complexe. La confession autobiographique est une autre façon de donner une unité rétrospective – plus claire que précédemment mais pas nouvelle. L’enfer est certainement moral ; il est aussi visuel. Il faut avoir beaucoup construit pour brûler. Comment voir une image se dissoudre dans sa propre lumière sans avoir besoin de la justifier ? En voit-on la vacuité ou la plénitude ? Lars von Trier ne sait pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il cherche à en rire, mais qu’à la fin on ne rit plus du tout. Jean-Marie Samocki
 

The House That Jack Built, un film de Lars von Trier, avec Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman, Riley Keough. En salles.