LE GRAND CHARIOT de Philippe Garrel

Comment vivre avec l’héritage d’un père admiré ? Et peut-on s’en émanciper sans trahir sa mémoire ? Dessinant un autoportrait de l’artiste au crépuscule de sa vie, Philippe Garrel livre un film inquiet, hanté par les démons du cinéaste.

En astronomie, le Grand Chariot, plus connu sous le nom de Grande Ourse, désigne cette constellation d’étoiles, au nombre de sept, dont les lueurs nocturnes sont si aisément identifiables qu’on a fini par les considérer comme des membres de notre famille. Sept, c’est aussi le nombre de personnages qui gravitent autour du vieux marionnettiste au cœur du dernier film de Philippe Garrel. Faisant sien le principe de Godard selon lequel un bon film devrait toujours être un documentaire sur ce qu’on filme, le cinéaste retranscrit méticuleusement la fin de carrière de ce saltimbanque à l’ancienne et les efforts déployés par ses proches pour perpétuer son héritage ou s’en libérer.

Mais le véritable documentaire ne serait-il pas plutôt celui que Philippe Garrel réalise, en douce, sur les Garrel eux-mêmes, et sur les liens de filiation qui traversent cette prodigieuse famille de cinéastes et d’interprètes ? Incarnant les enfants du marionnettiste, les deux filles et fils comédiens du cinéaste semblent ainsi y chercher aussi bien l’assentiment de l’exigeant père de fiction qui les emploie que la validation de leur père cinéaste derrière sa caméra.

La dernière valse des pantins
« Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une famille comme la tienne », fait remarquer le peintre Pieter à son ami Louis. Observant avec méfiance ce clan qui voudrait faire de lui la cinquième roue de son carrosse, le jeune homme, interprété par l’impeccable Damien Mongin, apporte une altérité bienvenue à ce récit familial qui, sans ces personnages extérieurs, risque de plier sous le poids des angoisses éveillées par l’inéluctable chute du patriarche. Qu’est-ce qu’une famille, après tout, sinon cet endroit où la crainte que jamais rien ne change est sans cesse mise en balance avec la terreur que tout s’effondre du jour au lendemain ? En cela, la scène au cours de laquelle le père, animant l’une de ses marionnettes aux côtés de sa fille cadette, vacille soudain en pleine représentation, est bouleversante de cruauté et de pudeur mêlées. Insistant d’abord sur la chorégraphie livrée par les artistes derrière leur décor, le montage finit par basculer du côté du public, juste avant de voir la marionnette mue par le père perdre subitement l’équilibre, et son créateur ses dernières forces.

Belle idée, pour un cinéaste de l’autoportrait, que de se demander ce que pourrait être la vie sans lui, comme si le cinéaste actait, avec lui, la fin d’une certaine époque. Que le film sorte à un moment où la réputation de Philippe Garrel est soudain entachée par les témoignages édifiants d’actrices l’accusant de tentatives de baisers non consentis ou d’avoir d’exigé des faveurs sexuelles en échange de rôles, dit évidemment quelque chose du décalage de plus en plus criant, et intenable, entre un cinéaste issu d’une génération sans doute trop habituée à l’impunité, et une époque qui ne peut plus tolérer de tels abus. « Ne me trahis pas», implore le fantôme du marionnettiste à une Esther Garrel écrasée par le spectre paternel. C’est pourtant en se libérant de son ombre angoissante que la nouvelle génération présente dans le film trouvera la lumière. Et le film d’accéder, de fait, à ses plus belles scènes, portées par des comédiens d’autant plus libres qu’ils auront enfin cessé d’être réduits à l’état de marionnettes.