LE PRINCE DE BEL-AIR, l’histoire secrète

« J’ai vu un jeune garçon devenir une superstar, et ça n’arrive pas tous les jours », pose l’un des auteurs du Prince de Bel-Air, David Steven Simon. À l’orée des années 90 et en l’espace de 148 épisodes devenus cultes, un jeune rappeur de 21 ans nommé Will Smith se hisse au rang de star internationale. Trente ans plus tard, alors que l’acteur continue à parler d’un reboot avec, pourquoi pas, une fille dans le rôle principal, que reste-t-il du petit Prince de Bel-Air ?

Casquette ornée d’un logo « W » et veste de survêtement bicolore, il a retrouvé son sourire XXL. C’est que, depuis le 3 avril, Will Smith s’offre une cure de coolitude à travers Will From Home, petit programme fait à la maison et diffusé sur Snapchat. Parfois, on voit la star piquer des fous rires avec sa copine, le top model Tyra Banks ou vanner son fiston Jayden Smith. D’autres, il s’offre un freestyle pas trop rouillé sur fond de beats et de scratches fournis par le complice de toujours DJ Jazzy Jeff. Dans tous les cas, la culture hip-hop so fresh and so nice retrouve ses codes. « Ce programme colle parfaitement aux attentes de notre communauté pendant cette période de coronavirus, se régale Sean Wills, directeur des contenus pour l’application. Tout le monde veut du positif» Quoi de plus positif pour les B-Boys et B-Girls de 40 ans et plus qu’un shoot de nostalgie. Le 28 avril, le comédien anticipe de quelques mois le trentième anniversaire de la série qui l’a rendu célèbre, The Fresh Prince of Bel Air, et propose à ses anciens complices Alfonso Ribeiro, Tatyana Ali, Karyn Parsons, Daphne Maxwell Reid, Joseph Marcell et DJ Jazzy Jeff une réunion de famille par écran interposé. « Les larmes me montent aux yeux, les mecs »,pose la star de Bad Boys et de Men in Black avant d’envoyer une séquence émotion dédiée à l’acteur James Avery (le colossal Oncle Banks dans le sitcom, décédé en 2013, ndlr). Et si l’équipe du Prince de Bel-Air préparait le terrain du revival ? Un dernier rire tonitruant de Will Smith au moment de poser la question : « Personne n’a souffert de la confusion entre son personnage dans LePrince de Bel-Air et qui il est vraiment dans la vie de tous les jours ? » Jazzy Jeff : « Tous ces gens qui voulaient que je leur fasse le “check” de la main de la série, ouais, ça m’a saoulé. Tu pouvais lire l’attente dans leurs yeux. »

LE PRINCE DE BEL-AIR COLLECTION CHRISTOPHEL © NBC Productions

De l’Évian par FedEx
Dans les histoires à la croisée des chemins entre rap et entertainment, tout commence souvent au rythme de la soul. Ancien protégé de Berry Gordy, le boss visionnaire du label Motown (et désormais manager de Jennifer Lopez, récemment accusé de harcèlement sexuel, ndlr), Benny Medina sait tout ça. Parce que les années 1980 touchent à leur fin et parce que ce pur produit de la méritocratie par le groove est devenu millionnaire avant ses 30 ans, il aimerait raconter son histoire, celle d’un petit mec élevé dans les ghettos de Los Angeles avant de s’exiler en terres bourgeoises en allant vivre avec la famille fortunée – et blanche – d’un de ses amis dans le quartier de Beverly Hills. Le concept de « l’oiseau hors du nid » peut souvent donner lieu à un bon scénario. Sauf que dans la série, la famille blanche au sein de laquelle Medina a vécu se transforme en famille de la grande bourgeoisie noire. Et c’est un soir de 1989 que Medina tombe sur son futur alter ego, au Late Show présenté par le comédien Arsenio Hall. Sur le plateau, un jeune rappeur ayant tout juste atteint l’âge légal d’acheter de l’alcool électrise le public et les téléspectateurs. Il s’appelle Will Smith et pour dire vrai, son nom tourne déjà pas mal dans le business du rap. Avec son acolyte, il vient de remporter sous le nom de « The Fresh Prince and Jazzy Jeff » son premier Grammy Award décerné pour la meilleure performance rap. Leur single extrait de leur deuxième album, « Parents Don’t Uunderstand » (dont le clip ressemble presque trait pour trait au générique de la série) est un succès. Will Smith n’en demandait peut-être pas tant. En tout cas, le jeune homme se met à claquer tout son argent, parfois en grosses cylindrées achetées, d’autres en magasins de luxe privatisés pour lui et son entourage. Mais ce genre d’emballement ne dure jamais longtemps. Le troisième album du tandem ne rencontre pas le succès espéré. Résultat : Will Smith se retrouve rapidement ruiné. Le fisc est à ses basques. Tout compte fait, Benny Medina et sa proposition pourraient être une deuxième chance.

Le prince de Bel Air The Fresh Prince of Bel Air 1990 Will Smith Warner Bros Television / Collection Christophel

Mais avant de tout formaliser, les deux hommes se retrouvent chez le producteur de la série, le musicien Quincy Jones qui tente pour la première fois de faire son trou à la télévision. Alors que Quincy fait la fête en lettres capitales, il décide de faire passer au jeune rappeur une audition devant tous ses invités. Parmi eux, le boss de NBC, Brandon Tartikoff. Hésitation puis Will Smith se lance. Le public est conquis par ce jeune homme solaire dont l’humour et la fraîcheur ne font aucun doute. Quincy Jones, qui en a pourtant vu d’autres, est lui aussi immédiatement convaincu. Tellement d’ailleurs qu’au cours de la même soirée, il renomme le show en « The Fresh Prince of Bel-Air », chope un avocat parmi les invités de sa soirée pour représenter Will Smith et signe un deal. Un moment de sa vie que Will Smith raconte dans l’un de ses vlogs : « Trois mois plus tard, nous tournions le pilote. » Et sans doute que Brandon Tartikoff – en recherche d’une sitcom cool sur NBC – a accéléré le mouvement. S’il n’en a pas grand-chose à faire du hip-hop, il a parfaitement saisi comment recycler la hype entourant le « mouvement urbain » en sitcom à succès : « Cela se reflétait dans le look, les vêtements, la musique qu’on écoute, la démarche », explique Stacey Morris, coiffeuse pour le show. Sans surprise, Smith rameute son acolyte, DJ Jazzy Jeff, qui deviendra littéralement l’un des personnages les plus foutus à la porte de l’histoire de la télévision. La star ne prend pas non plus de pincettes quand il s’agit d’influer sur les dialogues. Dès qu’il est question de ne pas laisser des auteurs blancs trentenaires écrire comme les jeunes de l’époque, on peut compter sur son interventionnisme. « Nous n’avions jamais à nous inquiéter d’avoir des phrases cool ou de nouvelles expressions : Will les amenait avec lui », explique David Steven Simon. Et pour ce qui touche à la vie de famille à Bel-Air, la writer’s room n’a plus qu’à se servir dans les anecdotes dont ne sont pas avares les filles de Quincy Jones. Désormais satiriste pour le New Yorker, Andy Borowitz replaçait dans les colonnes du magazine Variety : « Je me souviens de Quincy citant l’un des messages laissés par sa fille partie en colonie : “Papa, l’eau ici craint – est-ce que tu peux m’envoyer de l’Évian par FedEx ?” »

Andy Borowitz et sa femme Susan donneront le ton tout au long de la première saison du show. Juste le temps de poser les bases d’une écriture intelligente, qui se veut à la fois drôle et engagée, légère et politique. Poussés par d’autres sitcoms ambitieuses comme Seinfeld, ou encore Roseanne (dont Smith apprécie l’équilibre comique et dramatique), Andy et Susan sont surtout marqués par un article sur les différentes identités afro-américaines du New York Times. Pour eux, le grand public est prêt pour une sitcom capable de montrer qu’il n’y a pas qu’une façon d’être noir aux États-Unis. En tout cas, pas que celle exposée par le ronronnant Cosby Show. Autre défi de taille : c’est la première prestation de Will Smith en tant que comédien. « Pendant la première saison, Will ressemblait plutôt à un clown nerveux », plaisante David Steven Simon. Il marmonne toutes les répliques des autres acteurs. « Je lui disais: “Non Will, tu ne peux pas faire ça, je vois tes lèvres bouger, on ne va pas pouvoir utiliser la séquence” », confie Shelley Jensen, réalisateur de la série. Pour dissimuler au mieux le manque de finesse de jeu de Will Smith, Borowitz prend une décision : habiller l’aspirant comédien de couleurs vives avec des sapes signées Cross Colours. Effet cartoonesque assuré et entrée dans une série moins en prise avec le « réalisme sociétal ». David Steven Simon : « Je me souviens d’une blague que j’avais écrite : Oncle Phil s’énervait et Will Smith le zappait avec une télécommande, le faisant disparaître. On brisait aussi souvent le quatrième mur, ce qui n’était pas courant à l’époque. » Pour pallier à ses faiblesses, Will Smith se met à traîner dans la writing room, s’imprègne du jeu des autres comédiens en regardant des cassettes, et exige de valider toutes les histoires. « S’il ne voulait pas faire quelque chose, l’histoire ne se faisait pas. À cet âge, il ne voulait jamais avoir l’air crétin. Il avait un peu peur pour sa crédibilité. Pourtant, avec le recul, nous avons quand même pu l’habiller en marguerite, lui faire faire un strip-tease… Il était toujours ok au final », raconte David Steven Simon. « Il a grandi très rapidement comme acteur, relance Jensen, comme comédien il est tellement drôle, la personne à l’écran est la même en vrai, authentique, drôle, attentionné, un chouette type. »

Le prince de Bel Air The Fresh Prince of Bel Air 1990 Will Smith Warner Bros Television / Collection Christophel

Autour de cette personnalité solaire, les autres acteurs de la série (Alfonso Ribeiro, James Avery, Karyn Parsons, Tatyana Ali…) rayonnent eux aussi, et trouvent sur le plateau une vraie famille. Joseph Marcell, qui jouait le rôle du majordome anglais Geoffrey, se souvient avec des étoiles dans la voix de « six années de pure magie. Je n’ai pas de mots ». Une ambiance chaleureuse, boostée par l’énergie de Smith. Et si l’acteur joue les chauffeurs de salle pour le public venu assister au tournage, il encourage de la même façon les personnes qui l’entourent. Vernee Watson, qui joue sa mère, décrit l’atmosphère : « Avant chaque tournage, il nous faisait venir dans sa loge, et nous nous défoulions, un peu à la Soul Train (célèbre émission de divertissement américaine qui met en scène des artistes afro-américains, ndlr). Nous dansions tellement que nous transpirions et les maquilleurs devenaient fous. » « Will était le capitaine du vaisseau, appuie encore Joseph Marcell. Il était capable de calmer nos anxiétés et nous de calmer les siennes. »

Le succès est rapidement au rendez-vous : « Le show était programmé le lundi soir, et c’était, et je crois que c’est toujours, le jour du football américain sur ABC », note Marcell. Sur les autres chaînes, on ne programmait rien face au football américain. Néanmoins, à la première diffusion du Prince de Bel-Air, on s’est aperçus que les gens arrêtaient de regarder le foot pendant 22 minutes pour suivre la série, et retournaient ensuite regarder le foot. À la fin de la diffusion du sixième épisode, c’était évident : nous tenions quelque chose. » Autre indice, les guests-stars se bousculent : la chanteuse Queen Latifah (deux fois dans deux rôles différents !), les Boys II Men, Tyra Banks, et même Donald Trump. Au final, la seule qui manquera à l’appel s’appelle Jada Pinkett. Si la future madame Will Smith est bien venue passer les auditions pour le rôle de petite copine du Fresh Prince, elle finira recalée car jugée « trop petite ».

Le prince de Bel Air The Fresh Prince of Bel Air 1990 Will Smith Warner Bros Television / Collection Christophel

Si elle était stupide
Maintenant comment expliquer le succès de la série ? Peut-être en replaçant ses nombreux moments cultes dont, en premier lieu, la Carlton Dance, inspirée du clip de Dancing in the Dark de Bruce Springsteen. Mais aussi par ses sujets beaucoup plus sérieux. Dans la première saison, plus politique que les suivantes pour Susan Borowitz, de nombreux sujets d’actualité sont abordés. Carlton et Will Smith sont ainsi arrêtés par la police au volant de la voiture d’un des partenaires d’Oncle Phil, qui leur a demandé de la ramener à Palm Springs. Ou encore cet épisode où Carlton se fait recaler par une fraternité au motif qu’il ne serait « pas assez noir ». Même les émeutes de Los Angeles provoquées par le tabassage par la police angelena du dénommé Rodney King auront leur distinction dans le show. David Steven Simon : « Will est venu me voir et m’a dit : “J’aimerais qu’on écrive sur ce qui se passe.” Comme je n’y trouvais rien de drôle, il m’a répondu : “Je pense que nous devrions quand même tenter.” » Néanmoins, certains sujets restent à peine esquissés, comme le féminisme noir. « Dans la première saison, Hillary était plutôt une Valley Girl, très princesse. Et nous nous sommes demandés : “Ça donnerait quoi si elle était stupide ?” À un moment, on la faisait carrément se cogner la tête contre les murs. Karyn Parsons est venue me voir et m’a demandé : “Est-ce qu’on ne la rendrait pas trop stupide ?” Je lui ai dit : “Si tu rentres dans cette baie vitrée et que le public rit, on la garde telle quelle.” Et il y a eu un énorme fou rire », se remémore encore Simon. La petite sœur Ashley ou la première « Tante Vivi » sont plus engagées et concernées, voire actives politiquement, sans pour autant avoir droit à un développement en profondeur de leurs personnages.

Le prince de Bel Air The Fresh Prince of Bel Air 1990 Will Smith Warner Bros Television / Collection Christophel

Il y en a des choses à écrire sur cette « Tante Vivi ». Déjà qu’entre la troisième et la quatrième saison, elle aura été incarnée par Janet Hubert-Whitten (Janet « Useless » Whitten, comme l’appelle Simon) puis par Daphne Reid. La raison ? Quelque chose qui a à voir avec l’ego puisque Janet Hubert-Whitten pensait que la série devait moins tourner autour de Will, et plus autour de son personnage. « Les pires souvenirs sont peut-être liés à Janet,frissonne encore Shelley Jensen. Je me rappelle quand elle arrivait sur le plateau, et, alors que nous passions de bons moments à répéter, à rire, à faire que le script marche, Janet débarquait, et c’était comme un nuage sombre qui apparaissait sur le plateau. (…) Will s’est aperçu de cette ambiance morose qui plombait l’ambiance et la scène, et il a décidé que ça ne pouvait plus continuer ainsi et qu’il fallait procéder à un changement. » Une blessure jamais cicatrisée pour Janet Hubert-Whitten, qui démolit régulièrement Will Smith et Alfonso Ribeiro dès qu’elle en a l’occasion. Est-ce pour cela que la série peine à être renouvelée à la saison 4 ? En tout cas, l’idée d’une possible annulation fait frémir les fans, qui se retrouvent nombreux à écrire à NBC pour forcer la chaîne à prolonger la série. Une technique qui fera école chez les fans d’autres séries comme Roswell ou encore Community. Ainsi, les fins de la saison 4 et 5 sont imaginées comme des conclusions possibles de la série, par mesure de précaution. Le Prince de Bel-Air arrive néanmoins toujours à revenir, jusqu’à une certaine annonce, dont se souvient Shelley Jensen : « À la fin de la cinquième saison, Will Smith a emmené tout le casting à Hawaï, pour nous faire visiter l’île. Et à un moment il nous a dit : “C’est un merci pour le travail que vous avez accompli et c’est aussi pour vous dire que la sixième saison sera la dernière.” » Un moment marquant pour le réalisateur aux mille épisodes, toutes sitcoms confondues : « En vrai cela n’arrive jamais. Un jour un producteur arrive sur le plateau et vous dit “c’est terminé” et vous n’avez plus qu’à ranger vos affaires. Là, nous avions un an pour nous préparer à quitter Le Prince de Bel-Air. » Will Smith avait tout appris sur ce plateau où les épisodes se tournent en live, et était prêt à s’envoler pour Hollywood. Tous propos recueillis par M.N. sauf mentions