LES AMANTS SACRIFIES de Kiyoshi Kurosawa

Lion d’argent au Festival de Venise, le dernier Kurosawa est une fresque historique à gros budget. Une première pour le cinéaste japonais qui aurait bien aimé tenir là son blockbuster local… Une tentative en demi-teinte.

On a beau s’appeler Naomi Kawase, Hirokazu Kore-Eda ou Kiyoshi Kurosawa, il n’est pas toujours aisé d’être prophète en son pays. La fine fleur du cinéma japonais empile les prix prestigieux à Cannes ou à Venise depuis des années, mais rien ne leur garantit les entrées au box-office local. Dès les années 2000, Kore-Eda finançait ses films en tournant des pubs, tandis que Kawase signait des clips pour des stars de la J-Pop, avant de finir aux manettes de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Tokyo 2020*. Mais pas Kurosawa. Le plus intello de la bande préférait bricoler des petits chefs-d’œuvre horrifiques (Cure, Kaïro…) tout en donnant des cours de cinéma à l’université en parallèle.


Avec Les Amants sacrifiés, il s’attaque au passé militariste du pays, en faisant tourner Yu Aoi, véritable starlette du showbiz japonais. Il a beau prétendre qu’il ne s’agit pas d’un film historique et se défendre d’adopter une « position politique », il y a des élans d’Empire du Soleil ou même d’Indochine ici. Et surtout, il n’est pas anodin de revenir sur l’histoire de l’infâme Unité 731 – en Mandchourie, un docteur Mengele nippon testait des armes biologiques sur des prisonniers. Le film est aussi le portrait touchant d’un couple s’opposant à la dérive fanatique du Japon de l’entre-deux-guerres, des bourgeois humanistes qui aiment le whisky américain et le cinéma occidental. Le couple faisait partie de ceux que l’on appelait les « Mobo et Mogal » (pour « Modern boy » et « Modern Girl ») et aurait pu fuir comme bien d’autres membres de la diaspora intellectuelle face à la dictature, mais la situation insulaire du pays compliquait les choses. Très peu ont trouvé asile à l’étranger. Dans le sillon des Jeux olympiques dont les mots-clefs sont « liberté, diversité, parité », son couple de héros creuse en tout cas une voie à suivre pour la jeunesse d’aujourd’hui : ouverture aux cultures étrangères, curiosité intellectuelle et surtout courage dans la défense de la liberté d’expression.

Pour en revenir à Kurosawa, seul l’avenir dira si son pari était vraiment courageux et s’il faut qu’il en « assume les responsabilités ». Pour l’instant, le film est plutôt boudé par les médias de masse au Japon. Même l’extrême droite, à part quelques cas isolés d’attaques sur Twitter, s’est faite discrète. Franck Michelin, historien du Japon moderne et prof à l’université Teikyo, n’est pas vraiment surpris : « L’extrême droite ne s’intéresse pas trop à ce type de crimes de guerre bien étayés. Ce qui les préoccupe avant tout, c’est l’honneur de l’empereur et de l’armée impériale. Ensuite, tout ce qui est lié aux Corées, aux Chinois, aux territoires du nord. L’Unité 731 est un sujet moins sensible qu’il n’y paraît. » D’autant plus que la chaîne nationale NHK, coproductrice, a d’abord diffusé Les Amants sacrifiés comme téléfilm expérimental en 8K en juin 2020, avant la sortie en salles à l’automne dernier. Ilan Nguyen, maître de conférence à l’université des arts de Tokyo, estime que ses films n’offrent pas encore de prise pour le grand public japonais et que Les Amants sacrifiés ne pouvait pas changer la donne : « Le niveau d’intérêt pour toute tentative réflexive sur ce sujet est très faible. Ce qui permettrait de viser à un succès public, ce sont au contraire les films sensationnalistes, à base de discours sur la vaillance des héros japonais… » Kurosawa, vivant au Japon, n’était sûrement pas naïf ; alors pourquoi faire ce film, en fin de compte ? « J’ai toujours rêvé de faire un blockbuster à l’américaine », répond-il tout simplement. Va-t-il enfin devenir une star ? C’est possible. Un indice ? Le double « K » a remporté, à 65 ans, le dernier prix du magazine GQ Japon : « Man of the Year 2020 ».

*Le report des Jeux à 2021 et les coupures budgétaires ont forcé le Japon à se séparer de Kawase.