LES POINGS DESSERRES de Kira Kovalenko

Le deuxième film de Kira Kovalenko nous plonge dans l’univers néoréaliste de l’Ossétie du Nord et dans le parcours émancipateur d’une jeune femme, Ada. À seulement 32 ans, la cinéaste russe – repartie de Cannes avec le Prix Un certain regard – s’impose déjà comme fer de lance d’une nouvelle génération.

Dans le village de Mizour, en Ossétie du Nord, Ada, seule femme de sa famille, vit entourée d’un père surprotecteur et de son jeune frère, pour lequel elle se substitue au rôle de mère. Dans leur petit appartement, la communication se fait très rare et les liens familiaux, bien que puissants, sont aliénants. Ada, héroïne timide au regard espiègle, attend le retour de son autre frère, Akim, qui viendra peut-être l’arracher à ce qui ressemble de plus en plus à une prison domestique. De fait, la jeune fille vit littéralement enchaînée à son foyer, puisqu’elle s’est fait confisquer ses papiers par son père. Le film travaille, dans un décor industriel surplombé par les montagnes du Caucase, toutes les nuances de la solitude d’une femme dans un monde d’hommes et sa volonté d’échapper à tout ça, quel qu’en soit le prix à payer…

Pétards et rodéos
Le titre du film, Les Poings desserrés, est un clin d’œil assumé au chef-d’œuvre de Marco Bellocchio de 1965, Les Poings dans les poches,qui racontait la rupture d’un jeune garçon épileptique avec une famille tout aussi écrasante. Le parcours initiatique d’Ada trouve sa colonne vertébrale dans le néoréalisme italien, à commencer par cet ancrage très profond du film dans le cadre géographique. C’est sûrement la première fois que l’Ossétie du Nord, cette ancienne région minière enclavée sous les montagnes du nord-ouest de la Russie, est présentée de cette manière au cinéma. Kira Kovalenko ne choisit pas seulement cette région comme décor, mais en fait un personnage à part entière. Elle fait le choix de filmer en ossète, la langue locale qu’elle ne comprend pas, et traite de l’histoire enfouie de la région, notamment les attentats et prises d’otages qui ont marqué les années 2000 et dont Ada porte encore les cicatrices. Elle capte aussi parfaitement la stagnation d’une ville, son naufrage industriel et l’ennui de ces jeunes qui tuent le temps à coups de pétards et de rodéos de voitures sur des parkings. La caméra à l’épaule, les couleurs froides et âpres et le grain du 35 mm rendent parfaitement l’enfermement des habitants et la claustrophobie d’une ville dont Kovalenko dit : « Ce lieu n’était absolument pas cinégénique, et je me suis dit que c’était parfait. » Issue de la ville de Naltchik, dans la région du Caucase, elle intègre à 20 ans les cours d’Alexandre Sokourov, qui anime un atelier de réalisation dans la région. Elle est ensuite repérée par l’éminent producteur russe Alexandre Rodnianski, qui a accompagné les premiers films des sœurs Wachowski, et produit entre autres le Leviathan de Andreï Zviaguintsev. Kovalenko, qui dit aussi avoir grandi avec le mouvement #metoo, déroule une réflexion à la fois très instinctive et fine, jamais démonstrative, autour de l’émancipation de son héroïne. Si Ada est bien capable de s’éloigner de sa famille et de sa terre, elle y reste liée corps et âme, entre amour et frustration, toujours rattrapée par des moments de tendresse d’une violence étrange. Kovalenko montre concrètement à quel point il est toujours douloureux de « s’arracher » et de mettre les voiles. Elle s’inspire ouvertement de cette phrase de William Faulkner : « La plupart des gens ne peuvent supporter l’esclavage, mais aucun homme ne peut manifestement assumer la liberté. »