L’HOMME D’ARGILE d’Anaïs Tellenne

Raphaël est un colosse d’une cinquantaine d’années. Il veille sur une demeure inhabitée, soudainement occupée par Garance, une artiste qui va bouleverser le quotidien bien réglé du gardien.

Nous connaissions l’Homme de fer (Iron Man) et l’Homme d’acier (Man of Steel). Désormais, grâce à Anaïs Tellenne, nous avons L’Homme d’argile. Son golem s’appelle Raphaël Thiéry, acteur à la présence incroyable, découvert dans Rester vertical d’Alain Guiraudie. Ici, dans son Morvan, l’existence tranquille de gardien de château qu’il mène en compagnie de sa mère est perturbée par l’arrivée d’une des héritières. Garance Chaptel (Emmanuelle Devos) débarque sans bagage par un soir d’orage. Un reportage et une photo de famille retrouvée nous apprennent que cette artiste est une simili Sophie Calle, utilisant sa vie pour créer. Face à celle qui a entrepris une collection de larmes, ou tatoué son corps comme une pièce de boucher, Raphaël est chamboulé. Au point que sa mère, qui n’a plus toute l’attention de son fils, claironne : « C’est pas à 58 ans qu’on fait un crise d’adolescence ! » Il ne sait plus où se mettre, sinon au service de la maîtresse des lieux. Celui qui passait son temps à reboucher les trous de taupes en creuse désormais pour trouver l’argile nécessaire aux sculptures de Garance. Tout en elle le fascine. Sa curiosité se mue progressivement en obsession, alors qu’il devient l’intrus des lieux dont il avait la charge. Il traîne son grand corps à travers le domaine, et guette la mystérieuse nouvelle hôte. Son cache-œil lui donne des allures de pirate. Il a soudainement honte d’être borgne, même s’il ne lui suffit que d’un œil pour épier Garance à travers le trou d’une serrure.

La Bête et la Belle
L’Homme d’argile, bien que raconté du point de vue de Raphaël, est l’histoire d’une fascination réciproque. Les intentions ne sont pas les mêmes, mais Garance aussi ne peut s’empêcher de scruter les allers-venues de son « homme à tout faire ». Jusqu’à l’écouter, assise au bord d’une piscine vide, alors qu’il joue de la cornemuse au fond du bassin. Ce plan donne à voir les rapports de force qui s’exercent entre ces deux solitudes, elle le surplombe. Le film comporte d’autres effets visuels bien sentis comme de lents zooms ; c’est d’ailleurs par un dézoom sur un dessin de la bâtisse que s’ouvre le film, embarquant d’emblée les spectateurs dans l’esprit du conte. On pense à La Belle et la Bête, mais dans une version inversée où la Belle serait fortunée. À travers la relation entre l’artiste et le modèle, on peut également rejouer à l’envers le mythe de Pygmalion, où c’est la sculpture qui rêve de bouger dans une des séquences les plus marquantes.La tension du film réside dans la volonté de Garance de s’inspirer de Raphaël : le voilà désormais doublement « sujet » de cette châtelaine. Quand elle lui dit : « Vous êtes comme un paysage », « je pourrais passer des jours à vous parcourir » ; il ne comprend pas qu’il est son instrument. Il est tentant de dresser un parallèle avec la relation qu’entretient la réalisatrice à son acteur. Mais la longue collaboration qui unit Anaïs Tellenne et Raphaël Thiéry désamorce toute ambiguïté. C’est ensemble qu’ils ont eu l’idée de L’Homme d’argile, après avoir fait trois courts métrages tous les deuxEt puis, loin d’être un simple modèle, le Raphaël du récit profite de cette rencontre pour s’émanciper. De la même manière qu’il gonfle sa cornemuse pour créer des mélodies, Garance, en le sculptant, insuffle une part de vie à Raphaël. Il découvre les sentiments qui « brûlent le ventre », au grand dam de la postière avec laquelle il couche de temps à autre en forêt, au cours de jeux gentiment SM où il fait le monstre. À Garance, il dévoile son corps, et l’argile humide devient le substitut de leurs échanges. Traversé de désirs, L’Homme d’argile est un conte romantique et charnel.


Chronique à retrouver dans Sofilm n°101, en kiosque ce vendredi !