MADRE de Rodrigo Sorogoyen

– LE FILM DE LA SEMAINE : MADRE –

Après un polar qui offrait discrètement un portrait impitoyable de l’Espagne (Que dios nos perdone) et une histoire de corruption politique qui devenait un thriller vertigineux (El Reino), Rodrigo Sorogoyen signe ici avec Madre (en salles le 22 juillet) un film tout aussi efficace mais dont il serait carrément impossible de déterminer le genre. Autant dire que quand une mère croit retrouver celui qui pourrait être son fils perdu dix ans plus tard, il est très difficile de définir les choses.

C’est presque devenu un pacte avec le spectateur : quand le parti pris visuel d’un film consiste en une abondance de longues prises en grand angle où l’on suit les mouvements du personnage principal, ce film-là nous propose de s’identifier à ce personnage, sinon de s’immerger avec lui. On comprend très vite, on se dit « allons-y doc », puis ça passe ou ça casse, car on peut tout bonnement ne pas avoir envie de se laisser faire. Madre de Sorogoyen, est intéressant justement car il assume cette logique jusqu’au bout, nous forçant à nous demander : jusqu’où peut-on s’identifier dans un film ?
Tout commence par un court métrage, littéralement : le premier long plan séquence du film est en réalité un court dirigé par Sorogoyen en 2017. Une jeune femme discute chez elle avec sa mère, puis le téléphone sonne. C’est son fils de six ans, on comprend qu’il est en vacances sur la côte française, avec son père, mais qu’il est perdu sur une plage, il ne sait pas laquelle, tout seul, presque sans batterie, et un inconnu approche. Angoisse, impuissance, puis départ de la mère… qu’on retrouve sur une plage française dix ans plus tard. Commence alors le « vrai » film. On comprend que cette madre, Elena, erre sur des plages semblables à celles décrites par l’enfant lors de ce coup de fil de l’angoisse. Que la quête est devenue une forme de vie, pour elle, travaillant comme serveuse dans un petit restau touristique au bord de la mer, dormant dans un canapé-lit, pendant que son nouveau copain essaie de la rassurer et de l’emmener vivre avec lui à la campagne, tourner une page qui est devenue, pour elle, le livre entier. Jusqu’au jour où, lors d’une de ses nombreuses balades passées à scruter des adolescents en quête d’un visage familier, et justement, un visage finit par l’interpeller. Elle le suit et le rencontre. On comprend alors qu’il n’y aura pas de miracle, que ce n’est pas lui, son fils, mais juste un ado gentil, un peu frimeur, un peu dragueur, persuadé de se faire draguer par cette femme espagnole. Mais si elle comprend, comme nous le comprenons, pourquoi continue-t-elle à vouloir le voir, le fréquenter, tout savoir sur sa vie ?

Oh, Mama, can this really be the end?

Il avait déjà poussé loin cette idée d’identification compliquée, Sorogoyen, dans El Reino (avec son héros, homme politique corrompu prêt à tout pour cacher puis dévoiler la vérité). Mais ici, sa façon de nous faire accompagner l’idée fixe de son héroïne est particulièrement troublante. Cela tient beaucoup à ses interprètes : plus les situations entre eux nous semblent limites, plus ils transmettent la pureté de leurs sentiments. Et en donnant au film l’apparence du thriller qu’il n’est pas, Sorogoyen évite toute forme de « récit d’un scandale » ou de romantisme pervers. Comme le mouvement constant de son appareil, ce qui se passe dans le film nous semble imparable. En définitive, les meilleurs moments de Madre sont ceux qui nous font comprendre quelque chose qu’on ne peut pas comprendre, au fond. Comme si tout le film découlait de ce court métrage, de cette angoisse vécue par Elena au téléphone. Il n’y a pas d’autre solution possible pour elle : il faut faire de la disparition traumatique de l’enfant une forme de beauté maternelle. Coûte que coûte. Fernando Ganzo