MAY DECEMBER de Todd Haynes

Chronique d’un drame oublié, le nouveau film de Todd Haynes cache, derrière l’affrontement entre une actrice et son modèle, une réflexion fascinante sur notre capacité à tordre la réalité selon nos désirs.

Du procès d’Anatomie d’une chute aux mensonges professés sans sourciller par l’anti-héroïne de L’Été dernier, et de Tár à The Fabelmans (adultère caché dans d’anecdotiques vidéos de vacances), l’année passée n’aura eu de cesse de questionner la valeur du regard que nous portons sur des actes tabous, immoraux ou illégaux. Prolongeant cette préoccupation, Todd Haynes fait de la question du point de vue adopté sur un récit controversé la grande affaire de son film. Ainsi, dans May December, l’enquête que mène Elizabeth (Nathalie Portman), actrice se préparant pour un rôle inspiré d’un fait divers oublié, prend vite des allures de prise de pouvoir. Plus qu’une innocente en quête de compréhension, son incursion dans la vie de Gracie (Julianne Moore) et de son mari Joe (Charles Melton, la révélation du film) va rapidement faire vaciller les fondations du foyer et apporter un nouvel éclairage sur ce couple dont on comprend qu’il est précédé d’une forte odeur de scandale. Et pour cause : Joe n’avait que 13 ans quand Gracie, de 23 ans son aînée, est tombée enceinte de lui. Elizabeth prétend-elle chercher à comprendre les raisons qui poussèrent Gracie, alors mère de famille bien sous tous rapports, à commettre l’interdit ? L’actrice ne fait que plaquer ses propres fantasmes sur un scandale dont on ne connaîtra que les grandes lignes. Du passé, le film ne laisse entrevoir que des bribes d’hypothèses, refusant de céder à l’apparente facilité des flashbacks pour s’attacher au mystère du présent, ce temps étrange de l’après où tout semble figé, comme immobilisé dans du formol, à l’image de ces papillons qu’élève le très apathique Joe dans sa maison aux allures de prison dorée.

Tabou
Aventureuse, Elizabeth nous fait l’effet d’une voyageuse traversant le jardin hanté de la Belle au bois dormant, vingt ans après que le baiser tabou a plongé le royaume et ses sujets dans un sommeil apparent. Corps étranger, irradiante d’un désir qui agit comme catalyseur sur les autres personnages, Elizabeth peut bien se donner les grands airs de celle qui se prépare à affronter un dragon ; c’est un masque autrement plus banal que lui oppose Gracie, laquelle semble moins préoccupée par les conséquences de son passé que par la prochaine pénurie de hot-dogs. Il serait pourtant fâcheux de ne prendre qu’à la rigolade le théâtre grotesque des caprices de Gracie et Elizabeth. Que certains de leurs grands airs puissent prêter à sourire n’empêche pas le film, peu à peu, de révéler un drame autrement plus tragique : celui de ce garçon maudit, devenu homme sans le vouloir et qui, se regardant une nuit dans un miroir devant lequel tout le monde sera passé pour énoncer sa propre vérité, réalise qu’il n’a, pour sa part, pas eu droit au chapitre. Obscur objet du désir, il erre tel un fantôme, prisonnier du regard des autres, et menaçant à tout moment de sombrer dans le vide qu’a laissé autour de lui le vol injustifiable de son adolescence. Ils vécurent heureux, disait pourtant le conte, et eurent beaucoup d’enfants. Ce à quoi May December répondra qu’ils vécurent, certes, et eurent en effet de nombreux enfants. Heureux ? Pas sûr.


Chronique à retrouver dans Sofilm n°101, en kiosque ce vendredi !