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Montages à répétition, problèmes judiciaires et témoignages accablants : enquête sur la méthode Kechiche

Le cinéaste palmé en 2013 pour La Vie d’Adèle semble être devenu en quelques années persona non grata au sein de la grande famille du cinéma français. Enquête sur la saga maudite Mektoub My Love et rencontre avec un réalisateur qui fascine autant qu’il rebute.

« J’ai presque l’impression qu’un film est un puzzle que l’on doit trouver, mais qu’il n’en existe qu’un, et souvent j’ai le sentiment de ne jamais avoir trouvé le bon. » En octobre 2022, Abdellatif Kechiche est l’invité d’honneur du festival Cinémed à Montpellier. Pour l’occasion, le cinéaste a accepté de livrer sa première interview en trois ans. Une rencontre en forme de panel, avec une sélection de quelques journalistes. Trois années passées à monter et re-monter Mektoub My love, son œuvre fleuve initialement pensée comme un diptyque, mais qu’il envisage à présent en trois parties ; quitte à laisser de côté le très décrié Intermezzo. L’homme de 62 ans commence l’entretien un peu prostré, indéboulonnables lunettes en verres fumés sur le nez, enfoncé dans un canapé de cuir qui semble aspirer son corps amaigri. Les mots butent, sa voix est à peine audible. On nous a demandé de nous en tenir au cinéma ; exit, les polémiques. Si le cinéaste finit par se détendre, on le sent sur la défensive, car il sait que sa présence ici est plus que contestée. Le lendemain, la masterclass qu’il donnera dans le cadre du festival sera interrompue par une poignée de militantes féministes. Kechiche leur lancera, provocateur : « Vous allez nous montrer vos seins ? » Une référence aux Femen pas franchement du meilleur goût, alors même que son male gaze est régulièrement remis en question depuis La Vie d’Adèle. Plus grave, une plainte pour agression sexuelle a été déposée contre lui par une jeune comédienne en 2018, mais classée sans suites, comme souvent dans un contexte de violences sexuelles sans témoin. C’est la raison principale des protestations en marge du festival, mais le désamour progressif à l’encontre du cinéaste semble avoir atteint son paroxysme trois ans plus tôt, à l’occasion de la projection d’Intermezzo à Cannes. Un film qui, depuis, ne cesse d’obséder Kechiche. 

Mektoub, My Love : canto uno (2018)

Mauvais sort
« Intermezzo tel que je l’avais conçu, j’ai préféré le mettre de coté, lâche le cinéasteIntermezzo était voulu comme un intermède, donc comme un exercice libre. (…) Je pense que le film n’a pas été vu, même ceux qui savent regarder un film ont été trop perturbés avant sa projection. (…) J’ai eu tort de le montrer à Cannes, le film n’était pas terminé. » Hassan Guerrar, son attaché de presse historique, précise : « Je pense que c’est le film sur lequel il a pris le plus de plaisir parce qu’il n’y avait pas d’enjeu. C’est quelqu’un qui prend le temps, qui est très perfectionniste, et c’est ce qui en fait un immense réalisateur. Mais la première projo était à 11 heures, on a livré le film à 10 h 15… » 

Si le cinéaste dégaine l’argument du film inachevé, il semblerait que ce ne soit pas tant l’aspect technique qui ait été critiqué mais bien le contenu de ce deuxième volet long de 3 h 32, difficilement encaissé : au moins deux heures de danse en boîte de nuit, la musique qui va avec et d’innombrables plans de fesses, le geste est… radical. « J’aspirais à créer une hypnose collective, plaide le cinéaste. Moi ces images me mettaient dans un état trèétrange. Les scènes très longues plongent les gens dans une transe ou dans un refus. » Outre l’aspect répétitif des longues plages de danse entre jeunes gens ivres, c’est une scène de cunnilingus non simulée d’une quinzaine de minutes qui cristallise les tensions. La comédienne impliquée dans la scène, Ophélie Bau, refuse d’assister à la projection du film, et expliquera « quelle n’était pas d’accord avec ce qui allait être projeté. Pas dans l’intégralité. ». Plus tard, l’association Stop au porno réclame l’interdiction du film aux moins de 18 ans au motif qu’il est « hautement pornographique ». Kechiche, déjà épinglé pour les scènes de sexe lesbien de La Vie dAdèle, jugées complaisantes, est à nouveau accusé d’avoir poussé ses actrices trop loin. Pourtant, il l’affirme trois ans après le scandale : «Ça m’a semblé absurde qu’on ait dit que cette scène était non –simulée, c’est faux. C’était une scène qu’on avait préparée longtemps ! » Pourquoi n’avoir fait aucune déclaration officielle à ce sujet lors du Festival de Cannes ? Selon Hassan Guerrar, les choses auraient été si vite qu’ils n’ont « pas eu le temps de se retourner ». Contacté, le comédien Roméo De Lacour n’a pas souhaité répondre à nos questions. 

Mektoub, My Love : canto uno (2018)

À la suite de la projection cannoise, la polémique enfle : de nombreux techniciens et figurants racontent un tournage en forme de nuits interminables, où l’alcool coule à flot, la fatigue et l’ébriété incitant à la démesure. La sortie en salles est aujourd’hui plus que compromise ; sous cette forme, tout du moins. À l’instar d’un Polanski comparant le mouvement #Metoo au maccarthysme, Kechiche clame que les mouvements féministes contemporains vont à l’encontre de son art : « C’est pour ça que je regrette d’avoir montré Intermezzo, je n’étais pas conscient de ce nouvel ordre moral dominant qui s’immisce dans l’œuvre d’art et que je trouve un peu dangereux pour l’art. Ces mouvements-là, pseudo-féministes, si on va dans leur sens, il faudrait détruire une grande majorité des œuvres d’art du Louvre, de l’Antiquité et de la Préhistoire.» Pourtant, aucun groupe ni association féministe n’a demandé à interdire une œuvre de Kechiche : Promouvoir, l’association ayant demandé à annuler le visa d’exploitation de La Vie d’Adèle est une association catholique réactionnaire, tout comme l’association Stop au pPorno. Il semblerait que ce soit d’avantage les problèmes judiciaires qui empêchent la sortie d’Intermezzo : en novembre 2019, Quat’sous Films, la société de production du cinéaste, a été placée en liquidation judiciaire. En parallèle, l’utilisation de nombreuses chansons populaires dans le film nécessite de payer des sommes conséquentes aux ayants -droits. Déjà en 2017, Kechiche avait vendu sa Palme d’or aux enchères pour achever la post-production de Mektoub

Hameçonnage psychologique 
« J’avais une société qui proposait une supervision technique à cette époque, et lui cherchait à alléger le dispositif au maximum, pose Emmanuel Pampuri, chef -opérateur qui a côtoyé Kechiche au cours de la préparation de Mektoub, en 2016. Il a cette obsession de vouloir rendre la technique ultra-discrète sans dépendre de techniciens qui imposeraient des contraintes. Il ne voulait plus faire de la mise en scène mais provoquer de la vie, être dans la captation. Son rêve ultime, c’est de poser quatre caméras sur une place de village et de laisser tourner comme ça des heures… » À leur rencontre, Kechiche prétend avoir un véritable coup de foudre professionnel pour Emmanuel Pampuri. Il le présente aussitôt à son équipe comme « un miracle », le flatte, se confie à lui et lui propose même d’assurer l’image de son premier Mektoub. Las, à la fin de sa mission de consulting, il ne reçoit plus aucune nouvelle du réalisateur et peine à obtenir rémunération. Pour Emmanuel, qui s’est par la suite formé en tant que thérapeute, Kechiche présente une personnalité plus qu’ambiguë : « Un jour il te dit qu’il ne peut pas vivre sans toi, ensuite il ne te donne plus aucune nouvelle… C’est de l’hameçonnage psychologique, un truc typique de pervers narcissique. Il a un pouvoir de séduction énorme et il arrive à embarquer des gens dans des aventures un peu folles alors qu’il ne sait pas où il va. » 

Mektoub, My Love : canto uno (2018)

«Tout ce que vous écrirez sur Intermezzo sera faux dans un mois», nous prévient Thomas Rapenne, chercheur en cinéma à l’Université de Montréal dont la thèse porte sur la méthode de travail de Kechiche. Et pour cause, le montage, les versions et les affirmations concernant la suite de Mektoub changent sans cesse selon nos interlocuteurs. L’été dernier, le cinéaste Fabrice Du Welz twittait qu’une nouvelle version d’Intermezzo, plus courte, avait été projetée en comité restreint à Paris. Pourtant, quelques mois après, Kechiche l’assure : « Moi de mon vivant, je n’ai pas envie de montrer Intermezzo, mais rien ne dit que mes héritiers après ma mort n’aient pas envie de le montrer… » Au cours de l’entretien au Cinémed, il annonce travailler sur la suite de Mektoub, qui serait finalement composée de deux parties : Canto Due et Canto Tre. Les possibilités de montage sont en tout cas infinies, le tournage ayant duré neuf mois au lieu de deux – à Sète, en Sicile et en Espagne. Un tournage que les techniciens décrivent comme éprouvant et confus : « C’était complètement chaotique, raconte Maria (le prénom a été changé). On recevait parfois des messages de l’assistante à 4 heures du mat nous demandant de venir tourner au lever du soleil, et si tu ratais ce message t’étais virée, donc tu gardais ton téléphone allumé toute la nuit. Presque personne n’a fait l’intégralité du tournage. Du jour au lendemain, tu ne savais pas pourquoi, t’étais pas rappelé, donc viré… » Les voix critiquant les conditions de tournage avaient en réalité commencé à s’élever parmi les techniciens dès en 2013. Et pour cause, c’est à cette période que la façon de travailler de Kechiche, sa fameuse « méthode », devient plus radicale. « À partir de La Vie d’Adèle, son cinéma prend un tournant, analyse Thomas Rapenne. C’est la première fois que le scénario, très écrit, ne devient plus qu’un lointain support, à partir duquel il se laisse la possibilité de chercher sur le tournage. »  

De quoi déstabiliser les acteurs, aguerris ou non. Si Léa Seydoux a ouvertement critiqué la fameuse méthode, Meleinda El Asfour, qui faisait partie de la troupe des jeunes comédiens de Mektoub, assure quant à elle qu’ils ont tous passé « un bon moment » sur le tournage de la saga : « Abdel nous a toujours laissés carte blanche pour poser des questions, apprendre et découvrir. » Marie Bernard, autre comédienne présente, renchérit et insiste sur « sa volonté de montrer nos pleins potentiels ». Elle précise : « Même en dehors du tournage, il nous pousse à faire du sport, à travailler notre anglais, à lire, à se renseigner sur la philosophie… Tout ce qui pourra nous nourrir nous et notre personnage ! » Le comédien Olivier Lousteau, qui a tourné dans quatre des sept films de Kechiche, confirme sobrement : « C’est un niveau d’exigence bien supérieur à ce que l’on peut rencontrer sur un autre plateau. » 

La Vie d’Adèle (2013)

Chaos Reigns 
Maria, qui travaille dans le cinéma depuis une dizaine d’années, a une autre vision des choses : « La seule méthode que Kechiche possède, ce sont des techniques de manipulation psychologique. Lorsque l’on demande à des acteurs d’être dans des rôles jour et nuit, ils finissent par devenir le rôle qu’ils incarnent. Cette façon de faire peut -être intéressante, mais il faut un accompagnement psychologique derrière… »  La jeune femme raconte avoir assisté sur le tournage de Mektoub à des scènes lunaires : « Je me souviens d’une séquence tournée à l’hôpital. Il y avait trois groupes : des figurants, de vrais infirmiers et des comédiens, auxquels on a donné des ordres contradictoires pour une scène. Au bout d’un moment les acteurs n’avaient plus de frontière entre la réalité et la fiction, le ton est vraiment monté sans que l’on ne sache s’il s’agissait de jeu ou non… » 

Emmanuel Pampuri reviendra lui sur le tournage, mais seulement comme cadreur pour les scènes tournées en boîte de nuit à Palavas ; une expérience qu’il qualifie de « chaotique »« Son obsession de vouloir provoquer du réel pour capter du réel, cela signifie juste qu’il a trop les chocottes pour faire de la mise en scène et au final, le film se fait au montage. Pour moi son seul talent est de s’entourer de gens qui ont envie de faire leurs preuves, de profiter de la fougue et la jeunesse autant du côté des comédiens que des techniciens… » Thomas Rapenne tente de nuancer : « Kechiche veut faire du cinéma comme il a fait du théâtre, c’est la raison pour laquelle il a déchanté sur le tournage de La Faute à Voltaire (son premier long sorti en 2000, ndlr). Des personnes de l’équipe le trouvaient incompétent : selon moi c’est plutôt qu’il a une autre approche centrée sur l’acteur, l’image et le son n’étant toujours qu’au seul service de cet acteur. » Un héritage revendiqué par le cinéaste lui-même : « J’ai une formation de théâtre où le niveau est beaucoup plus élevé, parce que la relation au spectateur est directe, alors qu’on peut s’illusionner au cinéma. Et puis au cinéma, on n’a jamais le temps : il faut un planning, un plan de travail… Peut-être que j’ai essayé de sortir de là… » 

La Graine et le Mulet (2007)

« Prendre le temps » est un euphémisme. Ludmila, recrutée en 2006 comme silhouette pour une scène de danse finalement coupée de La Graine et le Mulet, se rappelle d’une volonté de faire durer les prises : « Je me suis sentie séquestrée. Onétait très jeunes et nombreux à ne pas avoir le permis, alors on a dû danser 11 heures de suite enfermés dans une boîte de nuit, sans pouvoir partir… On a fini par entrer dans un quasi-état dhypnose à cause de la fatigue, et puis il y avait beaucoup d’alcool Ils voulaient absolument que je touche d’autres filles en dansant, ils m’ont eue à lusure. J’ai senti que ce qui leur faisait plaisir, c’était le fait que je finisse par céder. » Ludmila précise néanmoins que le réalisateur n’était pas présent sur le tournage de cette séquence, déléguée à des membres de son équipe. C’est une autre constante : le cinéaste semble avoir gardé du théâtre un certain esprit de troupe. « C’est une personne qui fascine, qui s’entoure d’une cour de potes qui l’admirent, confirme Emmanuel PampuriMais dès que quelqu’un prend un peu trop d’importance ou qu’il ne vénère plus le roi Kechiche, la personne dégage. Il a une frousse terrible que les gens prennent le pouvoir sur son film. » 

Dans l’équation Kechiche, reste une grande inconnue : sa femme, Ghalya Lacroix, comédienne franco-tunisienne vue notamment chez Godard dans For Ever Mozart, mais qui est aussi monteuse et scénariste – elle a reçu le César du meilleur scénario pour L’Esquive. « On sait que Ghalya Lacroix a travaillé sur tous ses projets, rappelle Thomas Rapenne. Mais je pense qu’elle est d’une grande humilité, et qu’elle refuse les projecteurs. Je la vois comme un véritable bras droit. Elle a un droit de regard sur tout. Elle fait par exemple des commentaires sur les rushes, et Kechiche l’écoute. Au stade du montage aussi… » Un stade fondamental, pour le cinéaste : « Il y en a qui n’aiment pas le montage, moi c’est un moment ou je me sens très, très bien, c’est une nouvelle écriture, admet-il. C’est surprenant, tout ce que l’on peut découvrir. Il y a un dialogue avec soi. »  

L’Esquive (2003)

Mais en cherchant à répondre aux montagnes de questions qu’il se pose, Kechiche doute. Et fait douter ses monteurs. Tant pis s’il faut transformer cette étape de travail en une entreprise sisyphéenne : « Ça ne me dérange pas, le temps, ça dérange surtout les producteurs ! Je suis très inspiré par des réalisateurs qui prenaient leur temps pour des films, comme Abel Gance qui a mis vingt ans à faire son Napoléon, ou Erich von Stroheim… Ces gens qui ont ruiné beaucoup de producteurs. Je me suis donné comme vocation de ruiner des producteurs mais ça n’a pas encore réussi ! », s’esclaffe-t-il.  

Et la suite ? L’homme aux six César planche-t-il sur un nouveau film, ou va-t-il s’acharner sur les prochains segments de Mektoub « Je me sens le devoir de terminer les deux autres volets, assure-t-il. Mais après deux films, deux scandales, j’ai plus envie d’accompagner d’un point de vue amical des réalisateurs qui ont des choses à dire… » Hassan Guerrar sourit et botte en touche : « Il a toujours plusieurs projets en même temps. Comme c’est un merveilleux conteur, dès qu’il commence à nous raconter plusieurs histoires, s’il nous demande laquelle choisir, on en est incapables, car tout est beau ! » Quand bien même, jusqu’à quand sa façon de tourner sera-t-elle soluble dans une industrie cinématographique qui mute et se conscientise ? Selon Thomas Rapenne, rien n’est figé dans l’approche du cinéaste : « Il se renouvelle tout le temps… Moi je milite pour dire qu’il n’y a pas de méthode Kechiche ! Dans mon travail de recherche, dès que je tentais d’entrer dans la tête de Abdellatif Kechiche, je me plantais. » Le principal intéressé se moque des spéculations et achève de semer la confusion : « J’espère en finir avec Mektoub le plus vite possible. C’est-à-dire… dans les trois, quatre années qui arrivent ! » 

Tous propos recueillis par M.B. sauf mentions. Article paru dans Sofilm n°96