N’ATTENDEZ PAS TROP DE LA FIN DU MONDE de Radu Jude

« Bucarest est une ville où il ne fait pas bon vivre ». Déjà, dans son dernier film, Bad Luck Banging or Loony Porn, Radu Jude scannait sans complaisance la capitale roumaine. Il en remet une couche avec N’attendez pas trop de la fin du monde, road movie citadin piloté par Angela, assistante de production aux allures d’Alice aux pays des merveilles punk qui n’a pas sa langue dans sa boîte à gants.

Angela (Ilinca Manolache) doit arpenter la ville et caster des accidentés du travail pour un clip institutionnel de prévention commandé par une multinationale étrangère à la boîte de production pour laquelle elle travaille. On suppose qu’elle a peu dormi. Radu Jude pose simplement sa caméra dans sa chambre. On la regarde entrer et sortir du champ pour se préparer, engourdie de sommeil. Il sera souvent question de fatigue, d’exploitation par le travail et de plans fixes dans ce film aux allures de documentaire et de bien d’autres choses. Immobiliser sa caméra, Radu Jude aime ça, à la manière des frères Lumière, une de ses influences. Il évoque aussi volontiers Andy Warhol, Godard, Eisenstein… et même Diderot. Le réalisateur roumain a tellement de choses à dire. Les histoires se racontent devant l’objectif, mais aussi hors champ, derrière, sur les côtés et même avant qu’il n’allume quoi que ce soit. Il y a d’abord celle de tous ces travailleurs handicapés. Leur point commun : l’épuisement, l’exploitation (encore) puis un drame, toujours pendant les heures sup’. La multinationale, elle, a le coupable idéal : l’oubli du port du casque. Rien à voir avec leurs conditions de travail ou l’insalubrité des infrastructures. Ils ne parlent pas la même langue. C’est avant tout l’histoire d’un pays qui hier était une dictature communiste, et aujourd’hui est libre, capitaliste, gouverné par des intérêts purement économiques. Radu Jude a choisi de tourner en noir et blanc et de suivre Angela dans une ville abîmée. Bucarest ville martyre, peut-on lire sur un panneau.

Ville ouverte

Malgré l’épuisement, Angela sillonne la capitale en robe à paillettes, faisant éclater compulsivement des bulles de chewing-gum entre ses lèvres, passant d’un humour 100 % matière grasse à une citation cryptique de Goethe en un coup de clignotant. Elle conduit, enregistre des vidéos délirantes pour les réseaux sociaux, blague, philosophe, rote, pète, s’embrouille, retrouve son amant dans un parking, slalome dans un trafic ultrabouché, échange insultes, doigts d’honneur, coups de klaxon, avec pour seule musique, celle qui sort de son transistor, formidable échantillon musical local, éclectique, étonnant, du genre à vous rendre attentif pendant le générique de fin. Voire même sortir un crayon. La narration n’est pas linéaire. Parfois elle se superpose. Pour opposer la Roumanie disparue à la Roumanie nouvelle, Radu Jude mêle à son propre film les extraits d’un autre datant de l’époque Ceauşescu, Angela merge mai departe de Lucian Bratu, datant de 1981. Celui-ci montrant une autre Angela, plus mélancolique, chauffeuse de taxi cette fois dans un Bucarest ambiance propagande totalitaire. Elle arpente les rues de la capitale, en couleur, accompagnée d’une bande-son omniprésente, joyeuse, calibrée. La misère est (presque) gommée, la violence avec. Bonjour les non-dits. L’Angela moderne, sa lucidité, sa cérébralité spontanée, son humour sans filtre et sans cuisson manquent. Les images sont surréalistes, ensoleillées comme un clip publicitaire. Le contraste est tel que paf, le masque de la censure tombe tout seul. Radu Jude signe une démonstration patchwork, à la fois écrite et accidentée, truffée de références posées avec plus ou moins de naturel ponctuées de soupirs contemplatifs, accueillant poésie, humour à tous les degrés et trivialité du quotidien à bras ouverts. Il y a beaucoup de choses en près de trois heures, mais ça marche. Enfin, ça roule.

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