Nabil Ayouch (EVERYBODY LOVES TOUDA) : « Les films impactent la jeunesse »

Fin observateur des paradoxes du Maroc contemporain, Nabil Ayouch revient avec Everybody loves Touda, un drame social et musical dans lequel une jeune chanteuse (Nisrin Erradi) en quête d’émancipation part à la conquête de Casablanca, et qui entend réhabiliter un pan méconnu de la culture marocaine : lart des cheikhates. Rencontre avec le cinéaste. Par Marine Bohin

Le film suit la trajectoire de Touda, qui rêve de devenir une cheikha. Que représentent-elles dans la culture marocaine ?

Les Cheikhates sont les héritières d’une poésie assez ancienne, une poésie chantée qu’on appelle la Aïta, portée uniquement par des hommes à l’origine car les femmes n’avaient pas le droit de chanter publiquement. Puis au 19e siècle, l’une d’entre elle a osé casser les codes : elle s’appelait Kharboucha et s’en est emparée, au point qu’un seigneur est tombé amoureux d’elle. Mais sa résistance au pouvoir établi s’est mal finie, puisqu’elle la légende raconte que le seigneur a fini par l’emmurer vivante. A commencé un combat pour ces femmes, celui de porter des récits épiques, de raconter des épopées, puis elles ont parlé de corps, d’amour, de désir de manière complètement émancipée, ce qui a fait d’elles de véritables héroïnes.


Touda est une jeune femme moderne mais qui cherche à préserver cette art ancestral… C’était une façon pour vous de parler du Maroc, un pays qui oscille entre traditions et modernité ?

Les cheikhates ont incarné quelque chose de très fort à une certaine époque, et puis elles ont dû quitter les campagnes pour aller dans les villes, et leur image auprès du grand public a changé, elle ont commencé à chanter dans les bars pour survivre, alors les gens se sont mis à les aimer et les détester en même temps. Une sorte de paradoxe s’est créé et quelque part ce film veut en être le reflet, il veut dire au monde ce que ces femmes ont pu apporter au pays, et ce qu’elles représentent encore aujourd’hui en termes d’émancipation.


Le film s
ouvre sur une scène de viol. Pourquoi avoir choisi une introduction aussi radicale ?

La vie des cheikhates oscille entre le beau et le laid, elles sont toujours sur une crête, à prendre des risques pour chanter, exister et gagner leur vie. J’avais envie de montrer le violence ordinaire de la vie de ces femmes, et de montrer que malgré cette violence, le lendemain elles doivent retourner chanter.


Touda est une femme que les hommes sous-estiment et semblent ne pas vouloir réellement écouter. Son fils lui-même est sourd-muet et ne peut pas « lentendre »…

Son fils a une place particulière, il ne l’entend pas mais il ressent très fort ce que chante sa mère. Cela va au-delà des mots, ça passe par les vibrations et par l’amour qu’elle lui porte. C’est d’ailleurs pour lui qu’elle fait tout ça.

© Ad Vitam

Le titre Everybody loves Touda sonne de façon ironique, car on a surtout limpression dune femme qui doit faire face seule à de nombreuses personnes mal intentionnées.

Il y a plusieurs manière d’aimer vous savez, et on n’aime pas toujours bien… Partout où Touda se produit on la regarde et on l’aime, on chante avec elle, mais d’amour véritable, elle n’en reçoit pas vraiment. Il y a en effet une certaine ironie à dire que tout le monde l’aime…


Dans votre précédent film Haut et fort il était aussi question de personnes que lon n’écoute pas, des jeunes femmes dans un centre socio-culturel qui vont trouver un moyen dexpression dans le hip-hop… Le cinéma est-il un moyen de donner une voix aux femmes ?

Aux femmes, aux hommes, à toutes les personnes marginales en tout cas, celles auxquelles on ne veut pas donner un visage. Les marginaux sont mis au rebut de la société, et les conservatismes aidant, deviennent transparent… Moi je viens d’une ville de banlieue, Sarcelles, j’ai eu la chance de rencontrer un éducateur social qui m’a aidé à tracer un chemin, c’est ce que je racontais dans Haut et Fort et c’est aussi ce que j’ai envie de mettre en lumière avec ce personnage de Touda.

Dans Les Chevaux de Dieu il est question dintégrisme religieux, dans Much Loved de prostitution… Vous ressentez quil est de votre devoir dartiste de vous attaquer aux interdits de la société ?

Je crois que le premier devoir d’un artiste est d’être sincère. Je ne fais pas de films pour briser les tabous mais pour dire ce qui me bouleverse ou me choque et il s’avère que souvent cela rencontre certaines susceptibilités, des gens qui aimeraient que rien ne change. Je crois très fort au pouvoir de transformation de la société par le cinéma, l’image… Les films impactent la jeunesse. 


La ville de Casablanca, dont on voit ici la vie nocturne, tient une grande place dans le film, comme dans la plupart de ceux que vous avez réalisés… Que représente-t-elle pour vous ?

C’est la ville des lumières, une ville-monde. Casablanca est bruyante, violente, démente. Elle ne se donne pas, il faut la conquérir, et c’est ce que fait Touda en quittant son village. Casa a été construite par les migrants, c’est la ville de tous les possibles qui incarne le Maroc moderne.


Haut et fort était la première incursion du cinéma marocain dans la compétition officielle de Cannes en 2021, comment expliquez-vous que le cinéma marocain soit si peu représenté dans ce festival ?

La compétition est un club fermé, il faut se battre pour y entrer, ce que l’on a en effet réussi à faire avec Haut et fort. Je trouve que le cinéma marocain grandit, que des talents émergent. Je pense par exemple à Maryam Touzani (cinéaste marocaine à laquelle il est marié, qui a co-scénarisé Everybody loves Touda, ndlr) qui était à la Quinzaine à Cannes avec Adam, qui est revenue avec Le Bleu du Caftan, et qui a fait partie du jury de la compétition officielle. Elle va revenir encore, c’est sûr. Et nous aussi, on va revenir !

Everybody Loves Touda (Cannes Première), prochainement.