NEW ROSE HOTEL : les cauchemars de Ferrara

– NEW ROSE HOTEL : les cauchemars de Ferrara –

Tandis que sort Tommaso, dernier fruit de la longue collaboration entre Willem Dafoe et Abel Ferrara, on pourra aussi revoir en salles quelques beaux films du tandem (Bad Lieutenant4 h 44, dernier jour sur Terre, Pasolini…), notamment New Rose Hotel, sans doute le plus mal aimé.

 
Au bout du compte, il aura vécu suffisamment longtemps pour voir ça. Abel Ferrara, soixante-huit ans aux fraises et pas toutes ses dents, a donc pu assister en mai dernier à la rétrospective que lui a consacrée le MoMA, l'antre de la création contemporaine à New York. Enfin prophète dans sa ville, à défaut de l'être en son pays. Abel Ferrara unrated proposait treize films, toutes époques confondues : pilote de série (Crime Story), documentaires (The Projectionist, Chelsea on the rocks…), films de genre (The Driller Killer, L'Ange de la vengeance, Cat Chaser…), court métrage (sa contribution à Subway Stories) et longs métrages qui ont façonné sa légende (King of New York, Bad Lieutenant, The Addiction…). « Je filme des histoires qui m'amènent un budget. Je ne choisis pas mes films, les films me choisissent et les budgets décident comment on les fabrique », raconte-t-il (1). Les années passent et le New-Yorkais continue de produire envers et contre tout une filmographie – plus qu'une œuvre – foutraque, protéiforme, erratique. Comme si le besoin de filmer, de tourner, de shooter importait plus que tout. Il y eut en quelque sorte, à la manière d'un peintre, trois périodes distinctes chez Ferrara. L'apprentissage et la recherche de son identité qui vont de la fin des années 70 (The Driller Killer) jusqu'à la fin de la décennie suivante (China Girl) avec son lot d'expériences douloureuses avec des producteurs (New York, deux heures du matin et Cat Chaser, remontés contre son gré). Viendra ensuite la parenthèse enchantée, longue de neuf ans (1989-98) et huit films, qui débute avec King of New York et qui s'achève avec New Rose Hotel. Ses films connaissent succès public et reconnaissance critique même si on le confine à un rôle de cinéaste destroy incontrôlable. La presse européenne se précipite dans son loft de Downtown Manhattan pour voir le maître en action. Il se comporte comme s'il avait la prescience que cette gloire volatile toute warholienne ne saurait durer. Il aura (hélas) raison. Peu après le tournant du siècle, il renonce à sa vie déglinguée et choisit l'exil. Ce sera l'Italie, où il troque les drogues blanches pour du Perrier, où il produit des films inégaux, dépourvus de la flamme qui embrasait ses précédents (Go Go Tales, 4 h 44, dernier jour sur Terre, Welcome to New York…). Dans ce troisième cycle, il se découvre un goût pour le documentaire et c'est là que subsiste le plus son incandescence d'antan (Napoli, Napoli, Napoli…).

 
New Rose Hotel, qui ressort ces jours-ci en DVD (2), ne faisait pas partie de l'hommage du MoMA. Il occupe pourtant une place à part dans la filmographie de Ferrara. D'abord parce qu'il s'agit de son ultime film majeur, le dernier de son âge d'or. Ensuite, parce qu'il y entérine le passage de témoin –comme alter ego du cinéaste – entre Christopher Walken (King of New York, The Addiction, Nos Funérailles) et Willem Dafoe (Go Go Tales, 4 h 44, Pasolini, Tommaso). Enfin, parce que pour la première fois le réalisateur tourne un film (vaguement) dans le futur, sans que ce soit de la science-fiction. À l'origine, Kathryn Bigelow devait adapter cette nouvelle de William Gibson, l'un des théoriciens du cyber-punk. Ferrara en a fait une œuvre abstraite, concise, qui raconte un XXIe sans âme et sans frontières, peuplé de petits soldats de multinationales qui vivent dans des hôtels dans des métropoles indéterminées. « Mes films de cette époque racontaient des cauchemars. Les personnages de New Rose Hotel passent de ville en ville, presque sans savoir où ils sont, où ils vont. Ils fréquentent des personnages qui leur ressemblent dans des lieux transparents, sans âme, que l'on retrouve partout. Des anonymes dans un monde anonyme », dit-il. Une planète où les multinationales ont suppléé les États nationaux. Ferrara se fout ici de la narration et de la vraisemblance. Deux aventuriers (Dafoe et Walken), dont on ne saura presque rien, engagent une « pute à deux cents dollars » (Asia Argento) pour soudoyer un brillant généticien pour qu’il passe à la concurrence. Dans New Rose Hotel, l'action et la violence surgissent lors de séquences vidéo, comme si elles n'étaient pas vraiment réelles. Le 35 mn est réservé à ce qui précède et à ce qui succède. De la même façon, on ne sait jamais vraiment où l'on est. Au moment de la sortie de The Blackout en juin 97, Ferrara racontait aux Cahiers du cinéma que New Rose Hotel serait tourné « à Barcelone, à Vienne, à Marrakech et à Tokyo ». À la Mostra de Venise, en septembre 98, il persistait en demandant aux journalistes : « T'as vu les plans à Tokyo ? » En réalité, à part peut-être quelques plans de coupe aériens, tout a été tourné à New York, et Marrakech a été recréée dans une contre-allée de Soho. « Le film se situe dans le futur, alors on s'en fout des endroits où on tourne », se défendait-il, des années plus tard.
 

Depuis The Driller Killer, son premier long métrage, Ferrara a toujours eu ce génie du bricolage. Pour King of New York, il avait obtenu l'autorisation de tourner gratos au Plaza Hotel, que venait d'acquérir Donald Trump, en échange d'une conversation (et de quelques photos) entre Ivana et Christopher Walken. Pour New Rose Hotel, il assure avoir tourné « au Sofitel où était DSK ». Sous ses airs bancals, le film ressemble à un habile croisement entre l'Alphaville de Godard et le Mr Arkadin de Welles, à une spirale incroyablement maîtrisée. « Je me souviens avoir parlé avec Ferrara et j'ai vraiment été impressionné par sa maîtrise du film, il en connaissait tout son découpage, son articulation. Il parlait à l'époque de Christmas mais ça doit être pareil pour les autres », se rappelle Bertrand Bonello. Même s'il semble éloigné de la plupart de ses films, New Rose Hotel présente une sorte de cousinage avec The Blackout, son film précédent. « Dans Blackout, tout ce dont le gars (le personnage de Matthew Modine, un acteur tout le temps défoncé) se souvient est faux. Dans New Rose Hotel, c'est le contraire. Le mec (Willem Dafoe, qui est amoureux de Sandii, Asia Argento) se souvient de tout. Il est dans le contrôle, il ne boit même pas un verre. C'est un ancien agent de la CIA, il est précis. Quand elle lui demande de l'épouser, il répond qu'ils ont un job à finir avant. Tout dans son monde doit être fait dans un ordre préétabli », théorise-t-il. Dans le dernier tiers du film, X (Dafoe) se torture l'esprit pour savoir ce que Sandii est devenue après l'accident du laboratoire de Marrakech. Les a-t-elle trahis, lui et Fox (Walken) ? Est-elle toujours vivante ? Ferrara, qui déteste les flash-backs, comble les trous de scènes déjà vues. Comme souvent chez lui, les femmes sont héroïques (Zoë Lund dans L'Ange de la vengeance, Madonna dans Snake eyes, Annabella Sciorra et Isabella Rosselini dans Nos Funérailles) et doivent surmonter l'enfer que leur font vivre les hommes sur terre. Tout le contraire de chez Scorsese où elles sont absentes ou quantité négligeable. La fin de New Rose Hotel reste ouverte mais Ferrara a son idée : « Je fais partie de la minorité des gens qui pensent que cette fille est clean et qu'elle s'est fait buter dans le labo de Marrakech. La réponse appartient à chaque spectateur. Personne ne connaît la vérité, c'est comme dans la vie. » – Rico Rizzitelli