NICHOLSON : une visite chez Jack

Au début des années 90, Jack Nicholson s’était mis en tête de réaliser lui-même la suite de Chinatown : The Two Jakes. Pari risqué – et raté dans les grandes largeurs – pour la star qui décidément n’aura jamais trouvé la consécration derrière une caméra. C’est donc en pleine déconfiture que l’écrivain et journaliste Philippe Garnier venait frapper à sa porte… Voici le récit enfariné qu’il en fait aujourd’hui.

En avril 1991, The Two Jakes était une histoire déjà pliée depuis un an pour Jack Nicholson ; le tournage s’était passé tant bien que mal, le film n’avait pas marché en Amérique. Une longue interview en aval de la sortie française dans un journal français semblait plus de l’ordre du massage d’ego que de la bouée de sauvetage. Facilité par l’ami français des débuts, Pierre Cottrell, cet entretien m’avait néanmoins permis de vérifier ce qu’on disait sur la fidélité de la vedette à ses amis de toujours. Faire travailler Harry Dean Stanton ou Allan Warnick (« Sir, this is not a lending library, this is the Hall of Records »)autant que possible sur ses films, ou garder Sandy Bresler comme agent alors qu’il n’en avait plus besoin depuis longtemps (qui avait obtenu ce deal du siècle pour son rôle du Joker dans Batman ?) ; ou bientôt filmer une comédie pas drôle1 pour dépanner une copine dans le besoin (Carole Eastman). Cottrell lui-même m’en avait fourni une preuve de plus, lorsqu’à l’aéroport où j’étais venu le chercher il m’annonça devoir « passer chez Jack ». Il avait perdu ses cartes de crédit aux Philippines et avait besoin de cash pour payer l’hôtel. Il était près de deux heures du matin quand Pierre était entré (à pied) sur le « compound » (Brando-Nicholson) de Mulholland Drive, pour en ressortir dix minutes après, 200 dollars en poche. Apparemment, l’acteur n’avait pas oublié la période de ses débuts où il cachetonnait chez Roger Corman comme scénariste, ou jouait les cowboys dans des westerns faméliques intellos, et quand Cottrell l’hébergeait à Paris ou lui faisait connaître le Petit Carlton à Cannes.

La surprise pour moi fut de réaliser qui m’accueillait à la porte de chez Nicholson, passé la grille de sécurité et la maison de Brando : rien de moins que le légendaire barbu Paul Wasserman, l’attaché de presse des stars. Il protégeait Dylan, les Stones, Nicholson, et quelques personnalités les plus épineuses du métier, comme George C. Scott ou Lee Marvin. Dix ans plus tard, lorsque Wasserman sera écroué, puis jugé pour s’être servi du nom de ses célèbres clients pour une escroquerie financière, Nicholson refusera de témoigner à charge. Même chose pour son conseiller Todd Michael Volpe, jugé en 1997 pour avoir escroqué des clients sur des ventes de tableaux et vendu des faux. Nicholson (dont la collection d’art est estimée à plus de cent millions) était pourtant une de ses victimes.

C’était d’ailleurs un de ces « Sotheby days » chez Jack. Des caisses à stencils partout, un Picasso qui calait la porte de la cuisine, et des accrocheurs qui suaient sang et eau sous le Botero pour lui trouver un endroit « provoquant », selon le souhait du client. « Mais pas dans la chambre », criait Jack depuis le canapé. Lorsqu’un acteur vous lâche en interview « la retenue est une de mes qualités favorites en toutes choses », on sait tout de suite qu’il va falloir en prendre et en laisser. Il suffisait de regarder le curieux objet d’art sur la table basse de son séjour : des billets de cent et de cinquante dollars coupés en petits morceaux dans un énorme ravier, comme autant d’amuse-gueules (mon hôte appelait sa petite provoc’ « the Art Lesson »). Il suffisait d’écouter son ronron bien huilé, le discours aimable et débonnaire ponctué de ces fameux « nicholsonnismes » que lui seul peut se permettre (voir The King of Marvin Gardens, quand il pérore lugubrement à la radio) : des mots comme « compartimentalize », ou « superstructural ». Ou l’entendre répéter son expression favorite, « in all honesty », pour se persuader qu’en fait de retenue, le Joker était simplement en train de vous rouler dans la farine. Pas méchamment, d’ailleurs. Il semblait depuis longtemps faire ça par routine, comme il s’en allait encore récemment faire le pitre aux Oscars ou aux matchs des Lakers. Et de vous décocher le sourire signature 18 carats : « À vous dire franchement, je suis dans une drôle de situation pour parler de mes mises en scène. J’aime et admire sincèrement les trois films que j’ai réalisés [Drive, He Said, en 1970, Goin’ South en 1978, en plus de celui-ci]. Non qu’ils soient perçus par beaucoup comme des succès fracassants, loin s’en faut, mais moi, je suis très content de ces trois films. Les deux premiers tiennent le coup avec le temps. Ceci dit, si vous m’aviez dit, pendant le tournage de The Two Jakes, que j’allais faire un des films les plus singuliers de l’année, je vous aurais sans doute dit d’aller vous faire examiner ; parce que ce n’était certainement pas mon intention. Et pourtant, au bout du compte, c’est ce que j’ai fait. » Son intention première était surtout de récupérer trois millions d’argent personnel qu’il avait perdu dans la production commencée en 1989, lorsque la sequel de Chinatown devait être mise en scène par le scénariste Robert Towne, et quand le producteur du film, Robert Evans, devait jouer le rôle de Jake Berman, finalement tenu par Harvey Keitel. Le film a capoté au bout d’une semaine de tournage, Towne refusant Evans. Mais c’était surtout une question de frilosité, et de ce brouillard d’indécision pour lequel Towne est resté fameux. Chausser les souliers de Roman Polanski avait effectivement de quoi nourrir les inhibitions et hésitations d’un artiste moins névrotique que Robert Towne, et on peut mettre le fiasco que fut la première tentative de tournage en hiver 1985 au compte de cet intimidant précédent, en plus d’un scénario qui n’était pas terminé. « En toute honnêteté, expliquait aujourd’hui Nicholson, j’aurais pu prendre les rênes à ce moment-là. J’en avais le pouvoir. Quand tout s’est écroulé, j’ai appelé tous mes amis réalisateurs pour remettre le projet sur les rails. Même Roman. Je ne sais pas si ça aurait pu se faire, avec ses histoires, mais de toute façon ça ne l’intéressait pas. Ni John Huston, ni Stanley Kubrick, ni Mike Nichols. Il faut dire que c’était très compliqué. Beaucoup d’argent avait été dépensé inutilement, et on avait déjà détruit les décors pour toucher l’assurance. . . Bref, le film se trimballait un sacré karma. La seule façon de le faire, aurait été que je le fasse moi-même – alors que ce n’était pas nécessairement le genre de truc que j’aurais choisi, comme réalisateur. Même si aujourd’hui je suis content de l’avoir fait. »

Nicholson a appliqué le seul traitement qui convenait à pareille entreprise : au lieu d’essayer de se couler dans le moule de l’œuvre première, il se démarque de l’original dans tous les domaines. Sa mise en scène est tout sauf timorée. Ses choix artistiques sont tout sauf conventionnels. Vilmos Zsigmond signe une photo toute en lignes dures et éclairages violents, qui paient aussi tribut aux styles et aux tics de l’immédiat après-guerre – une esthétique de l’extrême, bousculée à plaisir, voire tétanisée par les angles, plongées et contre-plongées qui renvoient à celles de Citizen Kane ou du Troisième Homme, un film tourné en 1948, l’année où on rattrape Jake Gittes pour The Two Jakes. Bref, pratiquement l’opposé de la lumière diffuse et pointilliste pour laquelle est connu le chef opérateur hongrois ; à l’opposé aussi de la photo classique et hyper léchée de John Alonzo dans le film de Polanski. De même, Van Dyke Parks (un choix de hipster s’il en fut) offre une musique complexe et fragmentée, le contraire de la fabuleuse bande originale de Jerry Goldsmith qui déroulait ses volutes sur le premier film en un irrésistible appel à la nostalgie – d’un monde plus simple, plus propre, d’une Californie sans smog. Il y a aussi cette façon d’alterner les moments de calme élégiaque et les scènes de panique pure. Les objets se montrent hostiles, comme dans un dessin animé ou un film de Tashlin : tout contribue à secouer le cocotier, et Gittes avec. Les téléphones sonnent sans arrêt, la terre tremble, les chiottes débordent. Et les femmes n’apportent aucun confort à Jake : complètement dépassé par les événements, il abdique même devant la gaine de Madeleine Stowe.

Avec John Huston

J’étais aussi un peu soufflé de trouver Nicholson si mince et si fringant dans son pull de ski, après les bedaines qu’on lui avait connues. Même dans The Two Jakes, Gittes est un peu rangé, un peu poussif. Mélancolique, aussi. On aurait dit que l’acteur l’avait fait dans la foulée de son Charley Partanna, le personnage qu’il jouait dans L’Honneur des Prizzi – ce qui aurait été le cas, si le tournage de 1985 n’avait pas été interrompu. Ou qu’il était déjà dans la peau de Jimmy Hoffa, qu’il allait bientôt incarner avec une sobriété funéraire assez déconcertante. Dans The Two Jakes pourtant, malgré les cheveux en bataille et ses costards Dior, c’est encore à Elisha Cook Jr. qu’il fait le plus songer. Le manque de vanité de l’acteur est légendaire en ce domaine, jusque dans la salle de montage. « C’est même un peu le danger pour moi quand je suis des deux côtés de la caméra : j’ai tendance à ne pas suffisamment faire attention à ma touche, et à me concentrer sur le jeu des autres. » De fait, les prestations isolées sont souvent brillantes, surtout celle de Frederic Forrest en avocat onctueux, ou Ruben Blades, qui a toutes les bonnes répliques, dans le rôle très secondaire de Mickey Cohen. Quand on fait allusion à sa belle allure, Nicholson rayonne : « C’est dommage que le troisième volet de la saga écrite par Towne ait peu de chances de se faire [vu l’amitié passablement oxydée entre lui et Towne]. Cela devait s’appeler Gittes contre Gittes ; d’habitude c’est dans les problèmes des autres que Jake fourre son nez, mais là, c’est dans les siens. Et ces temps-ci, je me verrais bien jouer ce dernier Gittes tout fondu, un peu comme je le suis en ce moment – et paraissant plus jeune que dans Chinatown. Je sais que c’est possible. Je l’ai déjà fait. »

Sur ce, il m’a laissé planté dix minutes sur le canapé à digérer cette puissante déclaration, pour réapparaître vêtu d’un resplendissant costume vert pomme. « Vous allez m’excuser, mais j’ai un vol pour Atlantic City. La rencontre n’attendra pas. » J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait du combat entre Evander Holyfield et le vieux George Foreman, au Trump Plaza. Cette sortie théâtrale faisait comiquement écho à la seule autre fois où j’avais entrevu Nicholson, quelques années avant, alors que j’étais dans le bureau de Bob Rafelson à discuter. Jack avait explosé hors du vestibule : « Non mais tu sais quelle heure il est ? » Ils allaient être en retard pour le match des Lakers. Mais cette fois-ci mon hôte me plantait avec plus d’égards. Passant brièvement dans la cuisine, il en est ressorti avec Harvey Keitel, comme s’il était tout naturel d’avoir Harvey dans sa cuisine, comme le plombier ou l’accrocheur de tableaux. Du moment que ce n’était pas le « Nettoyeur », comme dans Pulp Fiction. Et le fourbe d’ajouter, « Harvey, je te présente quelqu’un qui a plein de choses à te demander. Traite-le bien, s’il te plaît. »

Keitel montrait autant d’enthousiasme qu’un patient pour se faire opérer d’un calcul rénal. Il s’est laissé tomber sur le canapé et a poussé son long soupir signature. « So, whado ya wanna know? » Et absolument aucune question ne me venait en tête. Sauf une : depuis combien de temps Keitel était dans la cuisine, et qu’est-ce qu’il foutait là ?

1 Man Trouble,dirigé par le vieux complice Bob Rafelson en 1992.