ALEXANDRE ALEXANDER THE GREAT 2004 DE OLIVER STONE AVEC COLIN FARRELL ANGELINA JOLIE VAL KILMER JARED LETO

Oliver STONE : « Midnight Express m’a sauvé »

On n’avait pas trop de nouvelles d’Oliver Stone depuis son biopic en demi-teinte d’Edward Snowden sorti en 2016. Surprise : c’est en librairie qu’il revient avec Chasing the Light, premier volume de son autobiographie, qui va de son enfance à Platoon. De passage express à Paris pour affaires, il a accepté de lever l’un de ses sourcils broussailleux pour revenir avec son franc-parler légendaire sur ses premiers pas à Los Angeles, cette ville « terrible »: les scénarios de Midnight Express, L’Année du dragon ou Scarface, la folie du tournage de Salvador avec James Woods et quelques détours obligés par la drogue et leVietnam. Feu. Par Axel Cadieux.

Dans votre autobiographie, vous parlez énormément de votre mère, décédée en 2015, et vous la comparez à plusieurs actrices. Auriez-vous aimé la filmer ?
J’ai toujours assimilé ma mère à Jeanne Moreau. Pas pour la beauté de cette dernière, mais pour sa robustesse et sa chaleur. Pour moi, ma mère, c’est ça. Pas tellement Brigitte Bardot, ni Catherine Deneuve. Loin du glamour, mais avec de la substance. Une femme de caractère (en français dans le texte, ndlr), comme Ingrid Bergman également. Elle aurait dû être actrice, une actrice que j’aurais d’ailleurs filmée en plan large ou en gros plan. En un sens, elle l’a été toute sa vie : elle a joué des rôles, été courtisée, toujours au centre du petit théâtre social, que ce soit à Paris, à la campagne ou à Los Angeles. Elle organisait une soirée par semaine chez elle, avec tout le gratin. C’est d’ailleurs ce que mon père lui reprochait, et ce qui selon lui a provoqué leur divorce : le train de vie dépensier de ma mère, son goût pour le luxe. Il avait oublié de préciser qu’il la trompait depuis le début de leur relation. À l’époque, un homme pouvait se le permettre. Pas une femme…

Votre mère était française, votre père soldat américain. Ils se sont rencontrés à Paris durant la Seconde Guerre mondiale, puis toute votre existence a été marquée par divers conflits armés. Vous considérez-vous, en un sens, comme un enfant de la guerre ?
Bien sûr que je suis un enfant de la guerre. De la Seconde Guerre mondiale d’abord, au moment où mon père a décidé d’aborder ma mère, en vélo dans un parc, alors qu’elle était accompagnée d’un homme. Il la lui a volée, et j’ai été conçu à Paris, avant que ma mère ne suive mon père aux États-Unis. Et puis bien sûr, il y a le Vietnam.

Vous vous engagez volontairement, à la fin des années 60, et en revenez traumatisé, avec le sentiment d’avoir été trahi par le gouvernement américain. Lorsque vous écrivez le scénario de Midnight Express, quelques années plus tard, puisez-vous encore dans cette expérience ?
De manière inconsciente, oui, je pense. Officiellement, c’est l’histoire de William Hayes et de son arrestation en Turquie, alors qu’il tente de revenir aux Etats-Unis en transportant de la drogue. Mais officieusement, j’ai aussi beaucoup pensé à mon retour du Vietnam, plutôt chaotique. À ce moment-là, je me foutais des manifs antimilitaristes, je voulais me perdre et je l’ai fait, à Tijuana, cette ville complètement folle. J’ai ramené de l’herbe à la frontière, juste un peu, pour ma propre consommation. J’ai été choppé et enfermé dans la région de San Diego. Pour la petite histoire, je suis retourné à Tijuana des années plus tard pour préparer Savages, sorti en 2012. J’ai rencontré le maire de la ville, avec Benicio (Del Toro, qui joue dans le film, ndlr). On était dans son ranch, au cœur de Tijuana, avec un zoo privé. Au moment de repartir, après vingt-cinq tequilas, le maire nous dit : « Eh les gars, vous allez pas vous taper la file d’attente pour passer la frontière, là ? » Le mec a fait ouvrir une petite grille pour nous, et on est passés aux États-Unis (rires) !

Midnight Express 1978 Real Alan Parker Brad Davis. COLLECTION CHRISTOPHEL © Casablanca Filmworks

Un passage de frontière plus confortable que la première fois…
Ouais, j’avais fait des heures et des heures de queue avant d’être attrapé. À San Diego, les mecs étaient persuadés que j’avais des complices, que je faisais partie d’une plus grande entreprise. Alors que pas du tout, j’étais juste un petit con un peu perdu. Je suis resté enfermé une dizaine de jours, jusqu’à ce que mon père m’extirpe de là. Je l’ai eu au téléphone, il m’a soutenu, il a payé un avocat, je m’en suis sorti. Je lui dois beaucoup, et j’ai d’ailleurs écrit une scène de Midnight Express qui était une manière pour moi de le remercier et de lui dire ce que j’avais au fond de mon cœur.

Vous semblez retirer de ces expériences une certaine défiance vis-à-vis de l’autorité, qui transparaît dans les films que vous écrivez ou réalisez…
Disons que ma haine de la hiérarchie, de l’establishment, provient clairement de cette époque. L’armée, c’est comme la police. Ces gens sont stupides, ils appliquent les règles et ils le font mal : au Vietnam, il y a un nombre incalculable d’Américains qui ont été tués, involontairement, par d’autres Américains… C’est encore un grand tabou. Ce sont des lâches. Je suis malade des exactions commises par mon pays, encore aujourd’hui, dans le monde arabe et plus globalement vis-à-vis des personnes de couleur.

À vrai dire, cette colère est palpable dès l’un de vos premiers scénarios, Break, écrit à la fin des années 60…
Tout à fait. C’était l’histoire d’une libération, d’un retournement des rapports de force et des logiques de pouvoir. Je n’ai jamais pu le mener à terme et c’est l’un de mes grands regrets. Mais en découvrant Avatar, je me suis dit que James Cameron avait en quelque sorte réalisé ce projet, à sa manière.

C’est-à-dire ?
C’est le même arc narratif, qui me passionnait et me passionne encore aujourd’hui : un soldat est propulsé dans un monde qui lui est étranger, quelque chose le transforme, et il décide de rester sur place pour mener une révolution en se retournant contre l’armée, sa hiérarchie. J’adore Avatar. Cameron a dit qu’il ne s’agissait pas d’une métaphore de l’impérialisme américain, alors que ça me semble évident. C’est le film d’un génie, un repère dans l’histoire du cinéma, et comme toujours avec les grandes œuvres, il y a eu un retour de bâton presque immédiat et totalement injustifié. Cameron méritait l’Oscar un milliard de fois, mais je crois qu’il s’en fiche. Il vit dans son propre monde, à son propre rythme. Qui d’autre aujourd’hui, consacre dix années de sa vie à réaliser un film ? Il partage l’intensité d’un Kubrick, à mes yeux.

Comment se passe, par la suite, votre arrivée à Los Angeles ?
Mon père voulait que je regagne la côte Est et que je trouve un métier, disons, traditionnel et sécurisant. Moi, je ne pensais qu’à faire du cinéma et je voulais mettre toutes les chances de mon côté. Mais en arrivant à Los Angeles, j’ai eu l’impression de coucher avec une pute de 70 ans. Rien n’était attirant, l’architecture ressemblait à celle du Queens à New York. Et puis, putain, combien d’aspirants cinéastes, acteurs ou scénaristes ont tenté leur coup à Hollywood ? Tout le monde y est passé, c’est un hub international ! Sauf que très peu finissent par y trouver leur compte. Et beaucoup y meurent, se tuent à la tâche en poursuivant un rêve, une chimère… C’est une ville terrible, des sables mouvants.

Ça a commencé comment, pour vous ?
J’ai d’abord vécu dans un hôtel, un rade pour acteurs sans le sou. J’y croisais beaucoup Marcel Dalio, notamment, qui a tourné avec Renoir… Très sympa. Tout le monde cherchait à travailler, d’une manière ou d’une autre. Ce qui est terrible, c’est que ça n’a pas changé. Une ville de gens qui veulent toucher la lumière. Moi, clairement, c’est le scénario de Midnight Express qui m’a sauvé. Et j’ai eu beaucoup de chance, car on me l’a confié alors que je n’avais rien demandé. J’avais juste écrit Platoon, qui plaisait dans le milieu mais que personne ne voulait produire. Midnight Express était fauché, mais ça a bien marché et c’était parti.

Comment avez-vous travaillé avec Alan Parker, qui a réalisé le film ?
Je n’ai pas travaillé avec lui. Alan Parker n’est pas quelqu’un de très amical (l’interview a été réalisée fin juillet 2020, avant le décès d’Alan Parker, ndlr). C’est un Anglais, quoi. Vous vous attendez à quoi ? Il est chétif, moi massif. Il était mal à l’aise. Il a eu besoin de m’évincer pour asseoir son autorité.

Wall Street 1987 real Oliver Stone. COLLECTION CHRISTOPHEL © Twentieth Century Fox

Est-ce aussi à cette époque que vous commencez à prendre beaucoup de drogues ?
J’ai commencé un peu plus tôt, au début des années 70. Ça a pris de l’ampleur dans toute l’industrie du cinéma à la fin de cette décennie, et dans les années 80, c’était partout. Scarface (écrit par Oliver Stone, ndlr), c’était le pic absolu, de la cocaïne notamment. Je me souviens d’un rendez-vous, pour mes recherches, à Miami, avec quelques petits bras d’un grand réseau de drogue. J’ai été maladroit et ce jour-là, j’ai failli y passer. J’ai arrêté juste après, en prenant des vacances à Paris qui ressemblaient surtout à une cure de désintox. Je n’avais pas de réseau ici, je n’avais pas vraiment le choix, impossible de trouver du Quaalude ou d’autres trucs. J’ai tout arrêté, à part l’herbe, et je pense que ça m’a sauvé, car j’étais alors à deux doigts de passer à l’héroïne… C’était la limite, surtout en combinant ça à la cocaïne, et j’ai fait machine arrière. Alors oui, j’ai repris de la coke à de nombreuses reprises, de manière intense, mais jamais comme dans les années 70 et 80. Ce n’est pas la même consommation : quand vous êtes vraiment dedans, que vous n’en prenez pas de manière récréative, vous avez la sensation d’en avoir besoin pour la moindre tâche. Toute votre vie devient organisée autour de la drogue. Putain, ça rend les gens fous. Je crois qu’on le voit bien dans Scarface (rires) !

Comment avez-vous travaillé avec Brian De Palma ?
Ben, il m’a viré du plateau… Je suis revenu hein, mais quand même. Disons que j’avais tendance à avoir des idées assez arrêtées sur la mise en scène, ou à construire ma propre relation avec Al Pacino, qui était un peu une diva à l’époque – il a complètement changé depuis. Forcément, mes petites ingérences n’ont pas plu. Je pouvais être compliqué, il faut bien le dire. En tant que cinéaste, je ne sais pas si j’aurais toléré un scénariste comme moi. Ceci dit, j’ai beaucoup appris de Brian.

J’ai appris deux-trois choses auprès de De Palma, c’est sûr.

Oliver Stone

Quoi, par exemple ?
Avoir une vision globale, d’ensemble. Je connaissais le scénario par cœur, mais j’ai été ébahi par sa capacité à le densifier, à en saisir la complexité, les intérêts cachés, et à traduire sa vision en termes de mise en scène. Pour pouvoir faire ça, il faut maîtriser tous les éléments de la chaîne de la création cinématographique, mais aussi la dimension financière, et donc les relations avec les producteurs. Moi, à l’époque, je n’avais fait qu’un tout petit film, The Hand (sorti en 1981, avec Michael Caine. Oliver Stone a en réalité aussi réalisé Seizure, sorti en 1974, ndlr), alors j’ai appris deux-trois choses auprès de De Palma, c’est sûr. Il explosait le budget, mais continuait de travailler à son rythme, extrêmement lent : parfois, seulement cinq plans par jour, avec une armée de producteurs qui vous pressent. On s’inspire forcément d’un homme comme ça. Et quand Scarface est sorti, j’en étais fier : j’étais à New York, loin de l’industrie, et je peux vous dire que le film a tout de suite eu une grande street credibility. Que Hollywood ne l’aime pas, c’est moins important… Ils ont été bousculés dans leurs habitudes, les pauvres (rires).

Vous écrivez dans la foulée L’Année du dragon, réalisé par Michael Cimino, un autre très grand cinéaste. Comment le compareriez-vous à De Palma ?
Ils avaient des inclinaisons similaires, comme celle d’être des cinéastes qui se foutent de la réalité, par exemple (rires). Ou plutôt, disons, de la véracité de ce qu’ils filment. Ce n’est pas ça qui les intéresse. Ils veulent le show. Brian, pour Scarface, cherchait un truc bigger than life, du glamour, même si en réalité, la vie d’un gangster ne l’est pas tant que ça. Même pour les plus renommés, leur quotidien n’est que fuites, paranoïa, trahisons… Tony Montana est devenu légendaire, car il a les couilles de s’assumer en tant que tel, de ne pas fuir et d’affronter sa condition. Je ne sais pas s’il y en a des comme ça dans la vraie vie, même si Pablo Escobar a apparemment adoré… En tout cas, chez Brian, il y a cette attraction très nette pour le romantisme débridé. C’est quelque chose que l’on peut retrouver chez Cimino.

Vous avez réalisé Seizure (1974) et The Hand (1981), mais le film qui lance votre carrière de cinéaste, selon vous, reste Salvador, sorti en 1986. Là encore, l’expérience du Vietnam semble très présente : vous y représentez la rigidité cadavérique des corps ou encore les charniers, deux éléments qui vous ont particulièrement marqué, sur le front…
C’est une chose dont j’ai longuement parlé avec Gordon Smith, notre maquilleur. Je lui ai raconté ce que j’avais vu au Vietnam, et il a été en mesure de le reproduire, quasiment à l’identique. Un homme extrêmement talentueux, avec lequel j’ai de nouveau travaillé sur Platoon. Évidemment, c’est une période qui marque. Assassiner un homme avec une grenade, survivre par miracle, découvrir des charniers… J’ai été souillé, j’ai fait des choses sales. Je n’ai tué personne volontairement, mais j’ai tué. Ce n’est pas anodin. Et Salvador, c’est effectivement à mes yeux mon premier vrai film, même si j’aime bien les deux autres. En tant que jeune cinéaste, vous y mettez tout ce que vous pouvez, tout ce qui vous a constitué, car vous n’êtes pas certain qu’il y en ait un deuxième. Alors oui, je crois qu’on peut dire qu’il y a beaucoup de Vietnam dans Salvador.

Avez-vous aimé travailler avec James Woods ? Il n’a pas la réputation d’être un acteur simple…
À l’époque, James Woods, j’avais envie de le buter. Quel cinéaste n’en aurait pas eu envie ? Il était dur, difficile. Un mec brillant, mais impitoyable. À ses yeux, j’étais scénariste et rien d’autre. Pas encore cinéaste. Il en a profité, il me testait tous les jours, à la moindre occasion.

SALVADOR J. WOOD/J. SAVAGE

Il n’aimait pas les conditions de tournage ?
Bien sûr, il avait peur. C’est un acteur, son visage et son corps sont inestimables et moi, je le propulse au cœur d’un tournage au Mexique, avec une horde de fous sans argent, des explosions réelles, du gaz partout, des hélicoptères défaillants qui ont failli tous nous tuer, etc. C’est moi qui activais les détonateurs ! Aujourd’hui, David Fincher ou Michael Mann feraient Salvador avec un budget conséquent, en prenant toutes les précautions nécessaires, et ils auraient bien raison car il y a énormément à perdre. Mais ce n’était pas mon cas en 1985, loin de là. Je disposais de moins de deux mois de tournage et si j’avais pu, j’aurais tout fait péter. En plus, Woods est totalement germaphobe, la moindre saleté le rend dingue. Il a notamment vraiment craqué quand je lui ai demandé de faire face à une charge de chevaux, sans trucage. Richard Boyle, le vrai photographe incarné par Jimmy Woods, était en colère. Il le voulait plus vicieux, plus sale. Jimmy, de son côté, m’a dit : « T’es sérieux, tu veux que je joue ce mec comme il est en réalité ? Mais c’est un clochard ! Personne va venir voir ton truc. » Il n’avait pas tort, car au début le film n’a pas marché du tout. Beaucoup trop gonzo : il fallait avoir un certain humour et prendre un peu de drogue pour saisir l’esprit de Salvador. Ah, Jimmy ! Un sacré personnage, une vraie prima donna. Mais je l’aime bien, au fond.

Juste après Salvador, vous pouvez enfin réaliser Platoon, écrit des années plus tôt. Au même moment, en Angleterre, Stanley Kubrick prépare Full Metal Jacket sur le même sujet. Avez-vous échangé ?
Non, je ne lui ai pas parlé. Je n’étais pas timide, mais lui m’impressionnait beaucoup trop. Full Metal Jacket, comme Platoon d’ailleurs, ont mis dix ans à être reconnus. Forcément, ils ne sont ni patriotiques, ni militaristes… C’est sûr qu’on est loin de Il faut sauver le soldat Ryan, et de l’hymne tout personnel et très peu réaliste de Steven Spielberg aux soldats américains… Pour revenir à Kubrick, je crois qu’il est bien au-dessus de nous autres et qu’il se fichait de mon petit film. Ceci dit, on m’a dit qu’il avait vu Platoon, et qu’il avait beaucoup aimé, je cite, « le son des balles ». J’étais très flatté.

Le titre de votre autobiographie est évocateur : « Chasing the Light », soit « Poursuivre la lumière ». Quelle est votre lumière, à vous ?
Le livre a pour point de départ un tournant dans ma vie : j’atteins quarante ans, et je réalise mon rêve. Je deviens cinéaste, je rencontre le succès. Et ensuite, qu’est-ce qu’il reste à faire quand on a réalisé ses ambitions ? Où va-t-on ? Moi, j’y ai répondu. C’est simple : « Chasing the light », c’est la quête du plan suivant. Encore un. Un dernier.

Lire : Chasing the Light, premier volume d’autobiographie d’Oliver Stone, publié aux Éditions de l’Observatoire (en librairie le 07 octobre)