ORDESA de Nicolas Pelloille-Oudart

David Bigiaoui, producteur, appelle ça un « film interactif ». Nicolas Peufaillit, scénariste, une « expérience interactive ». Quant à Melissa Guers, actrice, elle préfère « film expérientiel ». Ça, c’est Ordesa, proposé par Arte au grand public sous la forme d’une application à télécharger sur les principaux stores. Pour combien d’étoiles ?

Fin septembre dernier, l’équipe présentait le « film » à Paris dans le cadre de NewImages, festival international de la création numérique. L’histoire de Lise (Melissa Guers, remarquée dans La Fille au bracelet) qui revient dans l’inquiétante maison où elle a grandi, pour faire face à son père (Carlo Brandt) et à une absence pesante… David Bigiaoui n’en est pas à son premier festival, ni à son premier « film interactif » : avec Cinétévé Expériences, branche spécialisée de la boîte de production TV du même nom, il a déjà produit les remarqués WEI or Die en 2015 ou République en 2019. « Ce qu’on essaie de faire, expose-t-il, c’est d’utiliser le cinéma pour enrichir le récit avec des émotions, des sensations plutôt que de dire “allez-y, transformez le récit”. Bandersnatch, l’épisode interactif de Black Mirror, c’est le gadget ultime mais aussi l’exact opposé de ce que l’on fait. » C’est Nicolas Pelloille-Oudart, futur réalisateur d’Ordesa, qui vient voir Bigiaoui et Cinétévé en 2016 : une (re)lecture du Horla de Maupassant lui donne envie d’un film de fantôme… où le spectateur jouerait lui-même le spectre et trouverait sa place dans le récit sans agir directement dessus. « L’idée, explique Pelloille-Oudart, c’est d’utiliser les forces du cinéma – le montage, le rythme, le jeu des comédiens – et d’amener l’immersion du jeu vidéo avec un dispositif mettant le spectateur au cœur du récit. » Le réalisateur bricole un premier prototype et, sous la houlette de Cinétévé, reçoit le soutien d’un collaborateur de choix : Nicolas Peufaillit, scénariste au CV foisonnant césarisé en 2010 pour Un prophète. « À l’écriture, détaille Peufaillit, on travaillait sur trois lignes narratives en simultané : ce qu’il se passe entre Lise et son père quand elle revient, et qui passe par les personnages, leurs dialogues et leurs silences ; l’exploration de la maison et ce qu’elle raconte de l’état d’esprit de la mère, le fantôme ; les flashs mémoriels que l’on peut déclencher chez Lise, pour qu’elle se souvienne de quelque chose qui a eu lieu dans le passé. En faisant ça, on pouvait mettre en place une espèce d’errance atmosphérique qui bascule petit à petit vers le thriller. » « Le gros challenge, ajoute le réalisateur, c’était de faire en sorte que le dispositif justifie l’histoire et que l’histoire justifie le dispositif. Toutes les interactions devaient avoir un sens. » Pour agir sur le film, pas d’interface : l’utilisateur/spectateur utilise le gyroscope de son téléphone, de sa tablette ou de sa télécommande Apple TV pour déplacer le cadre, modifier le montage mais aussi jouer au fantôme en renversant une cafetière ou en provoquant un courant d’air… « J’aime me dire que c’est La Rose pourpre du Caire mais inversé, confie Peufaillit : tu regardes un film et tu peux faire des trucs dedans. C’est autre chose que d’oublier que tu es un personnage, comme dans un jeu. »

Une histoire de fantômes
Ont-il choisi l’angoisse ou l’épouvante parce qu’au cinéma déjà, le genre offre une expérience au spectateur ? Nicolas Pelloille-Oudart s’en défend et convoque une autre référence : « Si c’est toi le fantôme, ça peut pas faire peur, ça peut pas être glauque. Avec le faux rythme, l’ennui du fantôme, le fait qu’il ne puisse pas faire grand-chose ou communiquer avec les gens, ça ressemble plutôt à un film comme A Ghost Story. » Avec l’idée, centrale elle aussi, de jouer avec les frustrations de l’utilisateur, ici plus spectateur que joueur. Restait à donner corps à cette expérience et très tôt, alors que les Nicolas continuent de coucher leur histoire sur papier, l’équipe fabrique une caméra ad hoc, permettant une captation sur un ratio de 7/1, et trouve une maison assez glaçante pour donner vie à son récit. Un premier prototype est tourné en 2016 avant que l’équipe d’une quinzaine de techniciens revienne filmer le décor, vide. « Il y a eu beaucoup de tournage en amont pour avoir les plans de fond, détaille Bigiaoui, puisqu’on empile ensuite les plans “par- dessus” les uns des autres, un peu comme pour faire de la 3D. » À l’automne 2018, l’équipe réinvestit la maison abandonnée qu’elle a trouvée en région Centre pour tourner avec les comédiens, qui doivent s’adapter à un dispositif technique forcément particulier. Si Melissa Guers déclare l’avoir vécu « comme un tournage classique », elle se souvient aussi « avoir parfois eu l’impression d’être une marionnette, parce qu’on [la] plaçait au millimètre près, pour être raccord avec ce qu’on avait filmé avant. » Logique : qui dit plusieurs couches d’images dit raccords à soigner dans la durée comme dans l’espace, et donc un dispositif plus lourd, empêchant de multiplier les prises. « Je crois que le record cette fois-ci, c’est quatre », compte Bigiaoui. Sans laisser percer l’ombre d’un regret, Melissa Guers fait remarquer qu’elle a « compris l’intérêt de faire comme ça quand [elle a] vu le résultat. » Un résultat qu’elle n’a pu découvrir que fin septembre, au bout d’une longue phase de développement, puis de test. Parce qu’en mettant leur création entre les mains de l’utilisateur, en lui donnant du pouvoir sur ce qu’il voit, les créateurs d’Ordesa se retrouvent à sa merci, et la gestion de ses désirs et frustrations aura longtemps angoissé l’équipe. « On donne le contrôle à l’utilisateur mais en même temps tu le manipules, comme n’importe quel réalisateur, nuance Pelloille-Oudart. À partir du moment où, même sur cette image hyper large, c’est moi qui décide par où on rentre, c’est déjà de la mise en scène. »

Quelque part entre le jeu vidéo et le cinéma, la joyeuse bande explore en tout cas une nouvelle façon de raconter ses histoires, en espérant mettre à profit les possibilités de l’un comme de l’autre. Tout en apprenant à mettre des mots sur cette quête pas gagnée d’avance, avec une accréditation de festival autour du cou et des non-initiés en manque de raccourcis. Le mot de la fin est pour Nicolas Peufaillit : « Vous ne nous demandez pas si le jeu vidéo et le film interactif vont tuer le cinéma ? Parce qu’on l’a eu quatre fois aujourd’hui. » À les écouter, on comprend pourtant qu’au contraire, c’est en continuant d’évoluer avec son temps que le cinéma vivra. David Alexander Cassan