OUTRAGES : le champ de bataille de Brian De Palma

En 1989, De Palma change de registre et s’attaque au film de guerre. Pourtant réalisateur chevronné, il ne sortira pas indemne d’Outrages. À l’occasion de la ressortie du film en coffret collector Blu-Ray chez Wild Side (le 1er décembre), découvrez la story derrière ce long-métrage chaotique.

« Un film, c’est comme un champ de bataille », pontifiait Sam Fuller, entre deux bouffées de cigare, dans une célèbre scène de Pierrot le fou. Un tournage aussi. Et le tournage d’un film de guerre, alors ? C’est comme un champ de bataille, mais au carré. Cas d’école : Apocalypse Now, dont Coppola a pu dire que « ce n’est pas un film sur le Vietnam, c’est le Vietnam » (qu’on se souvienne également des mots rageurs de Jean-Marie Straub : « Regardez Coppola, il voulait faire un film contre le napalm et il a brûlé des forêts entières au napalm. »). Toutes proportions gardées, Outrages fut le Vietnam de Brian De Palma, lui qui dans sa jeunesse s’était pourtant fait réformer pour ne pas y aller. Il fallait voir, scène incroyable, le vieil ours fondre en larmes lors d’une masterclass donnée en 2018 à la Cinémathèque française à la simple évocation de ce titre : « C’est un film très triste. Je n’arrive pas à écouter la musique. C’est très difficile pour moi de le revoir. » En 2001, dans un livre d’entretien avec Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud, il déclarait déjà : « Outrages a été un film vraiment difficile à réaliser. Encore aujourd’hui, rien que d’y repenser, ça me donne froid dans le dos. » De Palma, Eriksson, même combat : Outrages est justement l’histoire d’un cauchemar, celui de cet ancien GI joué par Michael J. Fox, hanté par un passé qui ne passe pas.

© 1989 Columbia Pictures Industries, Inc. Tous droits réservés.

Au départ, il y a une histoire vraie. En 1966, un groupe de quatre bidasses en mission kidnappe, viole et assassine une jeune Vietnamienne. Un cinquième soldat, qui a assisté impuissant au crime, dénoncera ses camarades devant un tribunal militaire, malgré les pressions et la crainte des représailles, et finira terré quelque part dans le Minnesota, à ressasser la tragédie. En 1969, le journaliste Daniel Lang, qui l’a rencontré, raconte son histoire dans le New Yorker puis en tire dans la foulée un livre-reportage, Casualties of War (récemment traduit chez Allia sous le titre Incident sur la colline 192). À Hollywood, on flaire le bon coup. La Warner Bros pose une option et engage Jack Clayton à la réalisation. Mais le projet capote : un film allemand sur le même sujet (O.K. de Michael Verhoeven) a pris les devants et s’apprête à voir le jour. De son côté, Elia Kazan s’inspire de l’affaire pour en imaginer la suite : et si les violeurs et tueurs, une fois leur peine de prison purgée, venaient rendre visite à celui qui les y avait expédiés ? Ce sera Les Visiteurs, sorti en 1972, avec James Woods dans le rôle du persécuté.

1979 : le vétéran et dramaturge David Rabe tente de ressusciter le projet et va voir De Palma, qui s’était très tôt intéressé au récit de Lang, alors qu’il n’était qu’un cinéaste underground inconnu au bataillon. Mais il faudra encore attendre quelques années et un alignement des planètes favorable pour que l’entreprise aboutisse. 1987 : deux Vietnam films, Full Metal Jacket et surtout Platoon, viennent de cartonner au box-office, et De Palma est quant à lui tout auréolé du triomphe des Incorruptibles qui le place en position de force à Hollywood. Mais cela ne suffit pas. Pour faire passer la pilule d’un projet aussi déprimant et controversé (au point que la Paramount, effarouchée, se retire au profit de la Columbia), il faut une énorme star. Ça tombe bien, Michael J. Fox, l’idole des jeunes depuis Retour vers le futur et la série Family Ties, cherche des rôles plus sérieux que ce qu’on lui propose d’ordinaire. Une simple lecture du scénario (écrit par Rabe) le convainc : Eriksson, ce sera lui. Pour jouer son ennemi, le sergent Meserve, le producteur Art Linson débauche Sean Penn, surtout connu, à l’époque, pour ses frasques avec sa compagne Madonna qui font les choux gras des tabloïds. Quelques jeunots, véritables bleus bites de l’écran, complètent le casting : Don Harvey, John C. Reilly, John Leguizamo. Reste à trouver la fille. De Palma tient absolument à ce qu’elle soit vietnamienne, et pas thaïlandaise ou philippine, par exemple. Il fait le tour du monde pour finalement la dénicher à Paris. Elle s’appelle Thuy Thu Le, elle est étudiante et voit passer une annonce. Elle se présente à l’audition et c’est tout de suite bouleversant. Outrages sera son seul film.

© 1989 Columbia Pictures Industries, Inc. Tous droits réservés.

De Palma pousse loin les curseurs du réalisme. Pas question de reconstituer le Vietnam dans la jungle hollywoodienne des studios. Mais nous sommes en 1988, et le Vietnam lui-même n’est toujours pas une option envisageable. Alors, va pour la Thaïlande, où un village entier est créé de toutes pièces. Pour les scènes de jungle, l’équipe s’installe dans une mine à ciel ouvert, en pleine forêt, avec des rampes à eau pour la pluie. Pendant que l’équipe technique s’affaire, les comédiens ne sont pas en reste. Car on ne s’improvise pas soldat, fût-ce seulement pour le bel œil d’une caméra. Sous la direction de deux vétérans du Vietnam, ils sont soumis à un entraînement intensif et apprennent à se conduire comme une vraie patrouille. Pendant deux semaines avant le début du tournage, ils se nourrissent de rations C (la ration individuelle du soldat : du prêt-à-manger en boîte de conserve), participent à de longues marches à travers la forêt en transportant de lourdes mitrailleuses M-60 ou des lance-grenades, apprennent à démonter et remonter leurs fusils. Problème : l’un des instructeurs s’avère rapidement être un fou furieux, du genre à organiser des simulations d’assaut en pleine nuit, dans des coins infestés de serpents. Même Sean Penn, pourtant le plus investi de la troupe, finit par lui répondre : « T’es pas un peu malade ? C’est un film qu’on fait là, pas la guerre. » Le dingo est rapidement viré par la production, inquiète de voir les comédiens revenir blessés ou épuisés des séances d’entraînement. L’expérience contribue à créer des liens entre les acteurs, à renforcer leur sentiment d’appartenance à un groupe, mais aussi à donner à chacun une place dans ce groupe, celle qu’ils occuperont dans le film. Chacun devient son personnage.

© 1989 Columbia Pictures Industries, Inc. Tous droits réservés.

En plein délire Actors Studio, Sean Penn joue le jeu à fond, quitte à se comporter en salopard avec tout le monde. Il faut que ça fasse vrai à l’écran. Le pauvre John Leguizamo en fait les frais lors d’une scène où, prise après prise, Sean lui assène une énorme gifle – pour de vrai, donc. Au bout de la treizième prise, Leguizamo commence à voir des chandelles. Mais, bien sûr, c’est Michael J. Fox qui souffre le plus de la « méthode » Sean Penn, lequel ne lui adresse pas la parole. Jamais. Même en dehors des heures de tournage : au restaurant de l’hôtel, il s’assied à une autre table. Le reste du temps, il s’entraîne ou passe un moment avec « ses » soldats. Pour les besoins d’une scène où Fox doit jouer la colère, il va jusqu’à lui coller une droite juste avant la prise. « Sean le traitait comme de la merde », dira le producteur Art Linson. Quant à la fameuse scène du procès où Penn murmure quelque chose d’inaudible à l’oreille de Fox, De Palma raconte que l’acteur lui disait des horreurs à chaque prise. Du type : « J’ai niqué ta femme plusieurs fois et maintenant ça va être ton tour. » À la fin du tournage, Fox lui fera parvenir un petit mot : « Je ne dirais pas que ce fut un plaisir, mais que ce fut un privilège. »

Le tournage est extrêmement éprouvant, en particulier les scènes de jungle. Il y a d’abord le climat, la chaleur tropicale qui avoisine les 50 degrés, le soleil qui tape fort, quand ce n’est pas la pluie diluvienne… De quoi engendrer pas mal de retard et mettre tout le monde à bout. Pour patienter entre deux prises, pendant que De Palma met au point l’un de ses mouvements de caméra hyper sophistiqués dont il a le secret, les acteurs s’abrutissent avec une douteuse bière locale. Il faut un mois pour mettre en boîte la première scène de combat nocturne, à raison d’un tournage toutes les nuits. Pour ne rien arranger, insectes venimeux et serpents sont de la partie. Parfois, quelqu’un hurle « Cobra !! » et le plateau est évacué le temps que des spécialistes se chargent de l’intrus. Dans ces conditions, n’importe qui finit un jour ou l’autre par tomber malade. Tout le monde n’a qu’une envie : rentrer chez soi, au pays. On compte les jours. Ça n’a beau être qu’un film, il n’empêche, on finit par s’y croire. Comme le dit Fox : « Je ne dirais pas que je suis un acteur de la Méthode, mais, au bout de 60 jours dans la jungle, vous détestez tout le monde et vous voulez foutre le camp d’ici. »

© 1989 Columbia Pictures Industries, Inc. Tous droits réservés.

Le retour pourtant sera difficile : Outrages sera un immense échec au box-office. La faute sans doute à son sujet, trop sombre, trop controversé. Et peut-être aussi à l’accueil critique, catastrophique. Une campagne est même menée contre le film. Le président du comité qui a construit le Vietnam Memorial déclare lors d’une conférence de presse que « ce film est un mensonge sur ce que nous étions vraiment au Vietnam» et que « chaque dollar dépensé pour aller le voir est un coup de poignard dans le cœur d’un vétéran, de ses enfants ou de ceux qui l’aiment ». De Palma, comme toujours, arrivera à s’en relever : « Mes films les plus noirs n’ont jamais eu de succès. Ces films auraient dû avoir ma peau, comme Le Grand Chantage avait eu celle d’Alexander MacKendrick. Quand vous vous mettez en danger à ce point, c’est un miracle de s’en sortir ! »

Cet article est initialement paru dans l’ouvrage collectif War Stories t.2, publié en novembre 2019. Merci à Nathan Réra, auteur du livre-somme Outrages – De Daniel Lang à Brian De Palma (paru en avril 2021 chez Rouge Profond), de nous avoir signalé et aidé à corriger certaines imprécisions du texte d’origine.