RADU JUDE : « 90 % de nos politiciens sont soit des crapules, soit des incompétents »

Ours d’Or mérité à la Berlinale, Radu Jude signe avec Bad Luck Banging or Loony Porn (en salles le 15 décembre) une farce à la fois radicale et férocement drôle autour d’une prof de lycée sur la sellette après qu’une de ses sextapes s’est retrouvée dans les smartphones de ses élèves. De quoi se demander où se loge la véritable obscénité dans un pays rongé par le populisme en pleine crise sanitaire. Le cinéaste roumain tire à vue.

Vous ouvrez le film en montrant plein cadre la fameuse sextape en entier. C’était une manière de mettre les pieds dans le plat ?
Je ne pensais pas montrer la vidéo au début, pas du tout. À un moment, je ne voulais rien montrer, je voulais que les gens s’imaginent la vidéo mais mon chef opérateur m’a fait remarquer que ça donnait l’impression que je n’avais pas le courage de la montrer, et je me suis dit qu’il avait peut-être raison. Peut-être que les spectateurs devaient voir la vidéo pour se faire leur opinion, positive ou négative. C’est comme une preuve à l’appui dans un procès. Cela mettait les spectateurs à la place des parents.

Vous vous inscrivez dans une forme de satire politique que vous partagez avec d’autres cinéastes de votre génération…

Cet humour assez violent et agressif casse tout ce qui se donne de l’importance et vient en partie d’une tradition intellectuelle héritée de Ion Luca Carajiale – le plus grand écrivain roumain – et de Ionesco. Même maintenant, en dépit du nombre de morts du Covid lié à la faible vaccination et aux théories conspirationnistes, si j’ouvre Facebook, il y a beaucoup de blagues et d’humour noir. C’est parfois très bien, parfois très mauvais, mais ça marche comme une stratégie de survie. Sous Ceauşescu, il y avait comme une industrie de blagues au quotidien sur le régime. Donc, c’est une tradition politique, mais je trouve que les cinéastes de la nouvelle vague roumaine sont plus intéressés par la métaphysique, la psychologie, les relations sociales, la bureaucratie d’État… Moi, j’ai fait un film sur l’esclavage des populations gitanes en Roumanie, un autre sur l’antisémitisme des années 30, deux films sur l’holocauste par les Roumains… Et je ne suis pas considéré comme un « véritable » artiste parce que j’ai fait des films nourris par l’histoire et la politique !

Le film a-t-il été attaqué en Roumanie, à sa sortie ?

J’ai été étonné de voir que le film a été attaqué sur sa forme. Des gens assez éduqués disaient : « Ça, ce n’est pas un film, la forme est idiote… » Même des écrivains ont écrit contre le film. Mais j’ai retenu de Flaubert qu’il ne fallait jamais répondre. Un film existe pour ça : pour être attaqué, détruit… Comme disait Godard : on a toujours attaqué les films, mais jamais les personnes, les réalisateurs. Je dirais même que les réactions à Bad Luck Banging n’ont pas été assez violentes. En revanche, dès que tu parles des Roumains pendant la Seconde Guerre mondiale ou du racisme anti-Rom, ça devient plus violent puisqu’on s’attaque à un racisme structurel dans la société. Là, les gens deviennent un peu fous.

La coalition de centre droit du Premier ministre Florin Cîțu a été renversée récemment en Roumanie, provoquant une crise politique, en plus de la crise sanitaire…

On a l’habitude de dire que les politiciens sont des cons ou des imbéciles, mais ces deux mecs, Florin Cîțu et le président Ioannis, sont vraiment des crétins. Ils ont la responsabilité de la mortalité liée au Covid parce qu’en mai-juin, quand la vaccination était encore trop faible, ils ont tout rouvert en disant que la pandémie était vaincue pour faire plaisir à la majorité de la population qui était contre le vaccin. Et donc ensuite, plus personne n’est allé se faire vacciner, la mortalité est devenue folle, jusqu’à 500 morts par jour le mois dernier. Et cet imbécile de Premier ministre a provoqué cette crise politique qui n’en finit pas… C’est horrible. Florin Cîțu était aussi contre la culture, l’éducation, la santé publique, la recherche… 90 % de nos politiciens sont soit des crapules, soit des incompétents. Avant, on disait que Ceaușescu nous empêchait de vivre comme on le désirait. Et aujourd’hui, voilà nos options et la société que nous créons. Récemment le parti d’extrême droite Aur est devenu très présent dans la société en exploitant la crise du Covid, ses partisans montent dans les sondages, et je commence à avoir peur de ce qu’il va se passer aux prochaines élections.