LES ANNÉES DÉCLIC de Raymond Depardon

Réalisé à l’invitation des Rencontres de la Photographie d’Arles 1984, Les Années Declic est l’autoportrait d’un photographe touche-à-tout au milieu de sa carrière. Film rare et méconnu, cet humble exposé est aussi le portrait en creux d’une époque et d’une profession. Par Pierre Charpilloz.

C’est un vieux corps de ferme de la région lyonnaise, pas très différent de ceux que filmera Raymond Depardon dans sa trilogie Profils Paysans. Quelques animaux, un chien, des canards, des chats, et quelques hommes : son frère, son oncle, ses parents. C’est par ses photos d’enfance que Raymond Depardon débute son exposé. Le dispositif est d’une redoutable simplicité : son visage, en gros plan, commentant des photos qu’il fait défiler à la main, racontant, étape par étape, les premières années de sa vie de photographe. Avec modestie, trébuchant parfois sur les mots – il se dit très timide, et son commentaire a été tourné en une seule prise -, Depardon raconte la honte qu’il a longtemps ressentie, sur les bancs d’école et dans ses premières années parisiennes, d’être né fils de cultivateur. Une honte qui l’a peut être amené à voyager tellement et si loin. Il explique ses premiers boulots, les concours de miss, les fêtes populaires, les matchs de troisième division. Puis ceux plus prestigieux mais pas forcément exaltants, les conseils des ministres, les arrivées à l’aéroport de personnalités étrangères et d’autres conseils des ministres. Et enfin, sa découverte de l’Afrique, les grands et longs voyages, l’Algérie, l’Indochine et puis le Tchad. Une histoire des années 60 et 70, des années de luttes, qu’il fallait couvrir, pour ramener des images et parfois même des films. Raymond Depardon raconte aussi son envie de cinéma, qui débute dès ses premiers essais à l’enfance. Loin de toute réflexion artistique ou formelle, elle passe surtout par une envie de tester des choses, et il montre volontiers toutes ses tentatives des plus impressionnantes aux moins nobles : la photographie à la chambre, le photoreportage, les photos de charme ou de paparazzi. Raymond Depardon a été tout ce qu’un photographe pouvait être au milieu du XXe siècle. Car Les Années déclic est aussi le portrait d’une époque, non pas seulement par les images qu’il montre, mais aussi par la représentation très concrète du métier de photographe et de la presse en général. Avant que celle-ci, et Depardon ne le savait pas encore, soit profondément bouleversée par les révolutions que l’on connaît. 

Morale du photojournalisme

Ce qui est le plus passionnant dans ce court documentaire, c’est que, comme souvent, Raymond Depardon n’est pas dans l’analytique. Il ne cherche pas à dire ce qui fait que cette photo est réussie et celle-ci ratée, au-delà de pures considérations factuelles et techniques. C’est le portrait du photographe en artisan plutôt qu’en artiste, et il accorde autant d’attention au travail de commande qu’à celui qu’il fait par désir. Comme lorsque, apprenant dans la presse l’enlèvement d’une française dans le Tibesti, il décide d’aller sur place à sa rencontre. Pour autant, il ne mystifie ni ne romantise jamais le métier de reporter. Il est très concret sur le travail, raconte son premier Rolleiflex, puis son Leica, explique comment il est passé de pigiste à salarié d’une agence ; avant de cofonder la sienne, Gamma. Autoportrait, Les Années déclic n’est pour autant jamais narcissique. On y retrouve ainsi certains de ses compagnons de route, dont le regretté Gilles Caron, qui fut l’objet récemment d’un passionnant documentaire (Histoire d’un regard, de Mariana Otero). Caron fut l’auteur de cette saisissante photographie de Raymond Depardon, photographiant de très près un enfant du Biafra décharné de famine. Depardon nous donne à voir cette image terrible, qui interroge la morale du photojournalisme, sa position de voyeur, en laissant au spectateur le soin de faire son propre commentaire. Gilles Caron mourra au Cambodge, et Raymond Depardon continuera de voyager à travers la France et le monde, auprès d’un futur Président en campagne comme d’aliénés de l’asile de San Clemente, en Italie. Il sera à l’étranger au moment du décès de son père, et le regrettera longtemps. Non sans une certaine tristesse, il confesse, malgré tous ses voyages, n’avoir jamais trouvé ailleurs autre chose que la même humanité qu’il avait déjà devant lui, auprès de ses parents et de son frère, dans sa vieille ferme aujourd’hui disparue. 

Les Années déclic (Cannes Classics), présenté en version restaurée par Les Films du Losange.