REMORQUES de Jean Grémillon

Ressortant en salles ce 19 avril, Remorques (1939-41) de Jean Grémillon permet à Jean Gabin de parfaire son rôle de populo accablé par les coups du sort, tout en y apportant des nuances bouleversantes.

Plus grande vedette masculine du cinéma français des années 1930, Jean Gabin tourne sous la direction de réalisateurs prestigieux : Jean Renoir, Julien Duvivier, Marcel Carné… Pour autant, il ne faudrait pas oublier le génial Jean Grémillon. Ce dernier va à la fois fortifier et complexifier le mythe de l’acteur, lors d’une collaboration achevée avec Remorques, œuvre naufragée dans les tempêtes de l’Histoire. Les extérieurs sont interrompus par l’entrée de la France en guerre, le 3 septembre 1939. Le tournage reprend en studio plusieurs mois plus tard, à la faveur de permissions accordées à Gabin et Grémillon, tous deux engagés dans l’armée. D’autres raccords seront filmés en 1941 pour une sortie à la fin de l’année, bien après que la star a quitté la France occupée pour se réfugier aux États-Unis. Les principales victimes de ces avanies sont de spectaculaires séquences de sauvetage en mer, remplacées en catastrophe par des plans de maquettes filmés dans un bassin. L’ironie de la chose est que le projet était né sous les auspices de la société allemande UFA, qui avait néanmoins rejeté les premières versions du scénario, écrites par Charles Spaak et par un jeune André Cayatte. L’affaire avait ensuite été reprise par une boîte française, tandis que Gabin recommandait Jacques Prévert pour la rédaction du script définitif.

Remorques (1939-41)

Désirs inconciliables
Dans Gueule d’amour (1937), Grémillon avait inversé les conventions du mélodrame : ce n’était pas la femme, mais le beau légionnaire incarné par Gabin qui finissait damné par la passion. Remorques opère une autre métamorphose. Pour la première fois de sa carrière, l’acteur joue un homme marié. Et marié depuis dix ans, le dialogue insiste sur ce point. Le capitaine Laurent (Gabin) commande un bateau de secours, au désespoir de sa femme souffreteuse (Madeleine Renaud). Elle tremble pour lui à chaque mission et voudrait le voir mener une vie sédentaire, mais il s’y refuse par goût de la mer et par responsabilité envers son équipage. Cependant, il s’entiche d’une mystérieuse inconnue (Michèle Morgan)… À première vue, cette trame semble conforme à l’image de Gabin, celle de l’homme simple et intègre qui sera victime de la fatalité. Mais dans une certaine mesure, Grémillon œuvre contre le scénario de Prévert, en sondant les âmes. Livrant une prestation géniale, Gabin incarne un homme à la fois robuste et tenaillé par des désirs inconciliables. En effet, l’opposition entre brave femme et tentatrice vole en éclats. L’épouse traîne surtout un terrible ennui de ménagère, tandis que la maîtresse est une figure éthérée et presque mythologique, prometteuse d’un ailleurs peut-être illusoire.

Remorques (1939-41)

Ces nuances sont déployées par une photo vaporeuse et scintillante, parfois quasiment onirique. Une esthétique qui contraste avec les eaux fortes des scènes maritimes, toujours nocturnes et où les maquettes sont palliées par des plans sur le travail des marins. S’y juxtaposent des images documentaires et une bande-son expérimentale mêlant musique et bruitages, qui se transformera en un terrassant chœur funèbre lors du dénouement. Poète lyrique des éléments, peintre des sentiments à la fois pudique et sensible, Grémillon applique sa signature. Transcendant la noirceur un peu forcée du cinéma français de l’époque, ainsi que les poncifs du mélo, il élève les tourments des gens ordinaires à la hauteur de la tragédie. Cela culmine dans le sublime plan final, montrant un Gabin mûri, marqué, au milieu de sa vie. Et au sommet de sa carrière, puisque hormis quelques chefs-d’œuvre isolés, sa filmographie d’après-guerre s’enlisera dans la routine.