ANTHONY BAJON COMÉDIEN AU GRAND REX À PARIS LE 16 NOVEMBRE 2022

Rencontrer ANTHONY BAJON avant qu’il ne soit trop tard

Il a remis la coupe mulet au goût du jour en incarnant Kool Shen dans Le Monde de demain et failli réconcilier CRS et mecs de cité dans Athena. À 28 ans, la bonne bouille d’Anthony Bajon s’est faite une place dans la grande famille du cinéma français. Bientôt, plus grand monde ne pourra s’asseoir à sa table. Pas même les journalistes ? Rencontre avant qu’il ne soit trop tard.

« Cléo de 5 à 7, H et puis les fables de La Fontaine. » Barbe de 10 jours et short de la Juventus, Anthony Bajon se prête au jeu des recommandations pour les réseaux sociaux du CNC, au beau milieu du confinement : « Voilà, c’était mes petits conseils de confiné, par un mec hyper maladroit et pas du tout à l’aise… » Comment un comédien prodige, devenu quelques années plus tôt le plus jeune lauréat du prix d’interprétation à la Berlinale – détrônant un certain Leonardo DiCaprio à seulement 23 ans – pourrait-il décemment se sentir incommodé devant une caméra ? « Il est vraiment à part comparé à certains jeunes acteurs qui se soucient d’abord de leurs réseaux sociaux ou de la prochaine couverture de magazine qu’ils vont shooter, confie Guillaume Canet, qui a parrainé ses deux nominations au César du meilleur espoir. C’est un mec plus discret, qui bosse, parce qu’il sait que la route est longue. » En bref, Anthony Bajon n’est pas là pour se la raconter. Et si, à vrai dire, on le trouve franchement habile dans l’exercice de l’interview – le jeune acteur n’a nul besoin de forcer son naturel pour paraître sympathique, se livre à cœur ouvert tout en informant poliment des sujets qu’il préfère éviter, ne rechigne pas à se contorsionner lors d’un shooting photo qui le balade à tous les étages d’une prestigieuse salle parisienne – il semble avoir accepté notre invitation avant tout par professionnalisme. À 28 ans, le comédien forcené sait l’importance de se construire une réputation pour décrocher des rôles en jouant le jeu des interviews, en passant une tête dans les festivals, une fois de temps en temps, ne serait-ce que pour défendre les films de réalisateurs qui lui ont fait confiance. On l’imagine pourtant d’ici quelques années prendre ses distances avec le vedettariat, pour ne plus distiller ses sentiments et son histoire personnelle que dans ses rôles ou dans les longs-métrages qu’il crève d’envie de réaliser. C’est un vœu étrange, mais on lui souhaiterait presque de snober les journalistes une fois sa carrière bien installée, à l’image d’une Mylène Farmer, qu’il écoute en boucle lors de longues randonnées en forêt, ou d’un Bill Murray, avec qui le jeune comédien avait pu papoter en coulisses, le soir de sa consécration à la Berlinale.
On le rencontre donc avant qu’il ne soit trop tard pour un premier bilan sur le balcon du Grand Rex, où le gamin de l’Essonne a décidé dès l’âge de 5 ans qu’il raconterait des histoires en sortant d’une séance du Roi Lion. « J’ai commencé tôt si on peut dire, sur la route pour aller en Savoie, où on passait toutes nos vacances. J’écrivais des scénarios, des histoires de flics qui enquêtent dans la montagne ou des saynètes avec des animaux qu’on filmait avec la caméra de mon père dans une vieille ferme voisine. C’était vraiment avec les moyens du bord. Mes premiers travellings sautaient parce que je les tournais pendant que mon père me poussait dans une brouette. Je n’avais pas non plus de logiciel de montage, alors pour mes petites projections devant ma famille et mes amis, je devais me lever toutes les deux secondes pour lancer une nouvelle vidéo sur VLC. » Point commun avec Kool Shen, qu’il vient d’incarner brillamment dans la série Le Monde de demain, même le foot ne parvient pas à se hisser au premier rang de ses passions adolescentes : « J’étais le plus petit de l’équipe mais je distribuais bien, un numéro 10 plutôt technique. J’ai même passé un premier tour de détections mais je ne sais pas pourquoi, je ne suis pas allé au deuxième. Je me suis dit que j’allais me retrouver avec des mecs dix fois plus baraqués et me prendre des gros coups physiques. Ça ressemble à du sabotage mais moi mon truc, c’était le cinéma alors je m’en suis pas voulu. »

« Ça serait bête de penser que je suis arrivé, je n’ai encore rien fait dans le cinéma. »

Anthony Bajon
AU GRAND REX À PARIS © Xavier Lambours


Depardieu dans 1900
Sa carrière, le jeune acteur la commence en claquant la porte du studio Muller – une école qu’il juge trop uniformisée, pas assez les mains dans le cambouis – pour fouler le plateau de son premier long-métrage, à tout juste 19 ans. Dans Les Ogres de Léa Fehner, il doit incarner l’amant d’un soir d’Adèle Haenel, déjà doublement césarisée à l’époque. « La veille, j’étais très très inquiet, puis Adèle est arrivée et m’a tout de suite mis à l’aise. Pareil pour la scène, ils m’ont vraiment laissé m’amuser pendant trois heures. Alors modestement, de très loin, l’espace d’un instant, j’avais l’impression d’être dans la cour des grands, comme si je venais d’être sélectionné dans les 23 de Deschamps. » Une première sélection réussie, saluée jusque dans les pages du Hollywood Reporter qui voit en lui « la grande trouvaille du film, endossant son petit rôle avec un naturel qui donne l’impression qu’il vient de débarquer du boulevard le plus proche. »
Quelques apparitions soigneusement triées sur le volet plus tard – chez André Téchiné, Guillaume Gallienne ou encore Jacques Doillon –, Anthony Bajon tente sa chance au casting de La Prière, pour lequel il n’a que très peu d’indications sur le rôle et le scénario. Après lui avoir proposé de lire un psaume puis d’inventer une prière, le réalisateur Cédric Kahn lui demande de se mettre dans la peau d’un toxicomane et d’improviser une crise de manque. « Je n’ai jamais touché une cigarette de ma vie, je ne bois pas d’alcool et j’essaye de manger sainement, alors c’est peu dire que je ne collais pas vraiment au profil, se souvient l’intéressé. Je me suis servi de mes propres névroses pour trouver une porte d’entrée. On a tous nos traumatismes, on a tous besoin de se raccrocher à quelque chose. » Convié dans le bureau de la productrice Sylvie Pialat quelques jours plus tard, il comprend qu’il auditionne en réalité pour le rôle principal. Mieux : il vient de le décrocher. Touché par la grâce, Anthony retrouve les Alpes pour y tourner en autarcie avec une quinzaine de partenaires qui incarnent, eux aussi, d’anciens toxicomanes se soignant par la prière et le travail. Taiseux et expressif, aussi tendre que physique, il est à nouveau « la grande trouvaille du film ». Son réalisateur le compare à Depardieu dans 1900. Puis vient le miracle, le 25 février 2018, sur la scène de la Berlinale. Complètement inattendu par le jeune comédien, porté sur l’autodépréciation : « Deux semaines avant qu’on aille à Berlin, on fait la projection équipe au Max Linder. Au bout de 15 minutes de film, je n’en peux plus, je sors de la salle et je m’effondre en larmes dans les toilettes. Je me dis que rien ne marche, que ma voix est nulle, que mon jeu est moche, qu’on m’a confié un premier rôle et qu’au lieu de gagner leur confiance, j’ai niqué ma carrière. Le soir même, on apprend la nomination. Et puis j’ai le prix. Les mecs en face, c’est quand même Joaquin Phoenix, Gaspard Ulliel ou Robert Pattinson, donc c’est vertigineux. Dans la presse, tout ça prend tout de suite des proportions énormes. La réalité, c’est que j’ai essayé de prendre le plus de distance possible avec les événements, parce que j’ai de grandes ambitions et que ça serait bête de penser que je suis arrivé, je n’ai encore rien fait dans le cinéma. D’ailleurs le prix, je ne sais même plus à quoi il ressemble, il n’est pas chez moi, il est chez quelqu’un que j’aime très fort. »

Il Fenomeno
« Il mérite tout ce qui lui arrive, reprend Guillaume Canet. C’est un acteur viscéral, très instinctif. Sur le plateau, il m’a fait pleurer à un moment où je n’étais pas censé pleurer, je devais jouer un type sur le point de mourir… impossible de me concentrer. » Un magnétisme qui vient également troubler les certitudes des cinéastes Ludovic et Zoran Boukherma, alors à la recherche d’un acteur capable de douceur comme de montrer les griffes pour leur comédie horrifique Teddy : « On avait en tête de tourner avec des non-professionnels, mais en sortant de la séance de La Prière, on s’est dit qu’Anthony avait toutes les aspérités et la singularité que l’on recherchait. » Le comédien retrouve les marches d’un palais, cannois cette fois-ci, et tient ses engagements avec les photographes et les journalistes, toujours par souci de professionnalisme plus que pour être dans la lumière. « Les festivals, c’est sympa parce qu’il y a un côté colonie de vacances. Avec l’équipe du film, tu mets ton plus beau costume, tu fais les photos, les interviews mais le lendemain, je rentre chez moi. Je suis pas du tout à l’aise avec le côté paillettes. »

« En tant qu’interlocuteur c’est un délice : il a une écoute, un ancrage, une vérité… »

Raphaël Quenard

De là à dire qu’Anthony Bajon serait le genre d’acteur taciturne et solitaire, qui travaille sagement son texte dans sa roulotte pendant que ses congénères mènent la vie d’artiste, personne n’est prêt à franchir le pas. « C’est un phénomène, témoigne Raphaël Quenard, qui partagera avec lui l’affiche de Chien de la casse au printemps prochain. En tant qu’interlocuteur c’est un délice : il a une écoute, un ancrage, une vérité, qu’il garde en dehors des scènes aussi. On est restés très potes, d’ailleurs vous lui rappellerez qu’il me doit du pognon, une histoire de tirs aux buts manqués dans une cave pendant le tournage. » « C’est l’un des mecs les plus drôles que je connaisse, il a un don pour saisir chez les autres ce petit détail sur lequel il faut appuyer », abonde Melvin Nkosi, l’un des assistants réalisateurs du Athena de Romain Gavras, avec qui Bajon projette de réaliser un jour une comédie sur « Monique et Adèle, deux vieilles espionnes de l’époque chiraquienne ».

Pour l’heure, le comédien vient de repasser derrière la caméra pour la première fois depuis ses débuts, poussé dans une brouette. « C’était impressionnant, il savait exactement ce qu’il voulait pour chaque scène, chaque valeur de plan, raconte Nkosi. Il savait aussi qu’il voulait un plateau en parité, avec 50% d’hommes et 50% de femmes. » De ce court-métrage, nous ne connaîtrons que le titre, La Grande Ourse, et le thème, « les violences faites aux femmes ». Une manière de laisser le film parler de lui-même. Une preuve de plus s’il en fallait que si à 28 ans, Anthony Bajon semble encore avoir un certain nombre d’interviews à donner, les clés pour cerner son personnage, ses états d’âmes et ses convictions, se trouveront à l’intérieur de ses films. Et paradoxalement, le jeune héros très discret risque de faire beaucoup de bruit.

Un portrait à retrouver dans Sofilm n°95 !