REVOIR MOCKY

Une première salve de neuf films de l’inénarrable et regretté Jean-Pierre Mocky ressortent en salles en versions restaurées, parmi lesquels quelques grands films cultes : Solo, Agent trouble, Un drôle de paroissien… De quoi se rappeler que derrière le petit bonhomme fort en gueule toujours prêt à égayer les plateaux télé se cachait un vrai cinéaste populaire, capable d’aborder tous les genres avec une même énergie débraillée, dans une veine triviale et poétique, truculente et romanesque. Et toujours avec très peu d’argent bien sûr. Trois cinéastes attachés à la patte Mocky reviennent sur quelques jalons majeurs de cette rétro..

La Cité de l’indicible peur (1964)
vu par Stéphan Castang

Comme toujours avec Mocky, l’histoire de La Cité de l’indicible peur est complètement foutraque, baroque et en même temps très simple : un inspecteur légèrement à la traîne doit retrouver la trace d’un condamné à mort qui s’est échappé par un tour un rien rocambolesque. Il part enquêter dans une ville imaginaire de l’Auvergne, la bien nommée Barges, et c’est un prétexte à découvrir toute une galerie d’habitants et d’habitantes effrayés par une bête, la « bargeasque » qui n’est pas sans rappeler la fameuse bête du Gévaudan. Je trouve que c’est un film assez typique de la filmographie de Jean-Pierre Mocky et de la place qu’il occupe dans le cinéma français, bien que le film ait d’abord fait un flop à sa sortie sous le nom grotesque de La Grande Frousse, à l’époque où les distributeurs et les producteurs pensaient qu’il fallait qu’il y ait « Le Grand » ou « La Grande » dans le titre pour qu’un film marche. On a toujours collé à Mocky, parfois à juste titre, l’étiquette d’un réalisateur bordélique, mais le film montre bien que c’est quelqu’un qui peut faire un cinéma beaucoup plus sophistiqué que ça. Il suffit de voir de qui il s’entoure, ce n’est pas n’importe quoi : à l’adaptation, Gérard Klein, un grand monsieur de la littérature de SF française, Raymond Queneau, dont on reconnaît la patte et la morgue dans les dialogues, et à l’image Eugen Schüfftan, qui est quand même le chef opérateur du Metropolis de Fritz Lang, remplacé en cours de tournage par Edmond Richard, qui a longtemps travaillé avecWelles et Buñuel. On parle ici d’une image très composée, avec un beau noir et blanc et une vraie atmosphère fantastique alors qu’il n’y a finalement pas grand-chose de fantastique dans l’intrigue.

Et puis il y a vraiment des trouvailles, comme cette figure de l’homme qui traverse un immense espace désert avec un vent contraire totalement disproportionné, qui revient très souvent dans son cinéma. C’est une manière assez réjouissante de jouer le décalage, de nous plonger tout à coup dans une autre représentation de la réalité. Comme lors de l’ouverture et de la fermeture du film avec la chevauchée de ces cavaliers de l’apocalypse, là encore on est loin des canons du fantastique, mais son cinéma est beaucoup trop libre pour ça, il ne va pas se laisser corseter par le réalisme, qui était à l’époque comme une chape de plomb sur le cinéma français. Ce que l’on sent dans le geste de Mocky, ce qu’il veut surtout oublier, c’est la lourdeur du tournage, on sent qu’il veut que ça reste simple, léger. Ses films sont faits dans une sorte d’urgence, de rapidité, qui accouchent d’une poésie et d’une énergie un peu folles qui font qu’en deux séquences, on sait qu’on est dans un film de Mocky. C’est vraiment de l’artisanat au sens noble du terme. Il faudrait aussi parler de la musique de Gérard Calvi, de ce thème qui est déployé tout au long du film comme une rengaine et des personnages qui sont très musicaux eux aussi. Le maire qui finit toutes ses phrases par un petit « quoi ? » ou le personnage de Jean Poiret, génial dans le film, qui ponctue ses dialogues de bruits de bisous. Je trouve que ça correspond parfaitement à son idée d’un cinéma très libre, à la croisée des genres entre le fantastique et l’humour, on se fout totalement de l’intrigue, ce qui intéresse Mocky c’est d’abord les personnages, c’est de faire la photographie d’une certaine campagne, d’une certaine France et plus elle peut être pittoresque, plus ça l’amuse.

À mort l’arbitre (1984)
vu par Mathieu Demy

À mort l’arbitre est d’abord un film conceptuellement très simple, comme Speed ou Duel, l’histoire tient sur un ticket de métro : une bande de supporters fous furieux veulent la peau d’un arbitre qui a sifflé un pénalty litigieux contre leur équipe. Fin de l’histoire. C’est vraiment conçu comme un thriller américain, archi direct dans sa ligne narrative et s’il n’y a pas à proprement parler de grand retournement de situation, on est tenu en haleine de bout en bout. Au-delà de cette ligne un peu simple, il y a plein de choses merveilleuses qui sont très mockyiesques, à commencer par les personnages, ce duo génial entre Michel Serrault, vraiment flippant en supporter décérébré et Eddy Mitchell qui joue l’arbitre, beaucoup plus droit dans ses bottes. Jean-Pierre était un amoureux des acteurs, il arrivait à convaincre la terre entière de venir tourner pour lui alors que tout le monde savait très bien que les films allaient être complètement fauchés, tournés dans l’urgence et ponctués par les fameuses crises de colère qu’il tapait tout le temps, même pour rigoler parce qu’à force, il avait fini par devenir son propre personnage. D’ailleurs était-il vraiment fauché ou un peu radin, je ne sais pas, toujours est-il que c’est une ligne qui est très intéressante. L’avantage de faire un film en dessous d’un million, c’est que personne ne vous demande des comptes, ça offre une grande liberté.

Et même si À mort l’arbitre est à première vue un film à plus gros budget, on reste dans cet esprit assez rock’n’roll, avec un sens du spectacle hors du commun. Il n’y a, par exemple, absolument aucune raison que les poursuites se déroulent dans une carrière ou dans une usine de traitement des eaux désaffectée à la fin du film, mais il trouvait toujours le moyen de remplir le cadre avec des choses extraordinaires, quitte à ce que ça fasse un peu bizarre. La patte Jean-Pierre Mocky, c’est aussi son apparition hitchcockienne dès le début du film. Et là, pareil, on est dans l’improvisation pure et dure. Si un acteur faisait faux bond, il avait toujours un imperméable ou une tenue de curé dans le coffre de sa voiture pour pouvoir le remplacer, le parfait attirail du cinéaste itinérant. On reconnaît aussi sa troupe de seconds rôles, notamment son chef machiniste qu’il fait jouer systématiquement, parfois même plusieurs petits personnages. Ça en dit long sur son envie de donner une voix et une existence filmique à des gens qu’on n’a pas forcément l’habitude de voir au cinéma. Je pense aux handicapés pour lesquels Jean-Pierre avait une compassion peu commune. Dès la deuxième séquence, on aperçoit des gueules cassées, des supporters qui boitent ou qui ont le bras en écharpe. Évidemment, tous ses films sont à charge. Il avait ce côté très punk, cette envie de ruer dans les brancards – les bourgeois, les curés ou ici les supporters en prennent plein la gueule –, mais cette vision très cruelle de la société cohabite avec une certaine tendresse pour les « différents », pour les plus démunis et je suis persuadé que c’est ce qui fait de lui un cinéaste populaire, au vrai sens du terme.

La Tête contre les murs de Georges Franju (​​1958)
vu par Michel Hazanavicius

Il y a longtemps que je n’ai pas revu ses films mais j’ai toujours gardé en tête la prestation d’acteur de Jean-Pierre Mocky dans La Tête contre les murs. Comme Alain Cuny ou Jean-Pierre Léaud, il fait partie de ces comédiens qui impriment à la caméra quelque chose de spécial, ils ne tendent pas du tout vers le réalisme. J’aime bien cette distanciation, et ces personnages n’en sont pas moins bien habités. La question n’est pas de savoir s’il sonne vrai ou faux, juste ou non, il est dans quelque chose de beaucoup plus distancié, théâtral. Mais surtout, il ne banalise pas les mots, il ne banalise pas non plus la gestuelle ou son personnage. C’est un jeu très loin du naturalisme, qui colle parfaitement avec l’univers onirique et mystérieux de Franju. Et puis il faut le dire, il est très beau, Aznavour a beaucoup de charme, mais le souvenir que je garde du film, c’est Jean-Pierre Mocky, en adéquation avec l’ambiance générale, la lumière, le noir et blanc, et avec Pierre Brasseur, qui lui aussi dégage quelque chose de très théâtral.

Bien qu’il cosigne l’adaptation, à mon sens, La Tête contre les murs ne ressemble pas vraiment à un film de Jean-Pierre Mocky. J’y vois un cinéma plus soigné, avec une belle image et un propos plus noir. Un cinéma moins moderne aussi. Mocky et Franju ont bien une dose de pessimisme en commun, mais celui de Franju est plus poétique, là où le pessimisme de Mocky est plus joyeux, plus bordélique, il y a un truc potache et déconnant chez lui. Il y a des réalisateurs qui essayent à chaque fois de faire des films parfaits, lui dépose des films, avec son approche, son esprit et parfois des choses complètement foireuses ou bâclées mais peu importe car c’est ce qui fait sa place dans le cinéma français. Il fait partie de ces cinéastes où le parcours et l’homme sont aussi importants que les films eux-mêmes. Je lui ai proposé un rôle dans Le Redoutable parce que, pour moi, il est comme un cousin éloigné de Godard, ce sont tous les deux des francs-tireurs, totalement hors mode, qui tracent leurs routes à l’instinct. Et pour les cinéastes, ce sont des jalons, qui incarnent toute la liberté que l’on peut s’autoriser. Je me sens mieux quand il y a des Mocky et des Godard qui existent.

Cycle « Jean-Pierre Mocky, l’affranchi » – première partie :

AGENT TROUBLE (1987 – 1 h 30)
Avec Catherine Deneuve, Richard Bohringer, Tom Novembre, Kristin Scott Thomas

À MORT L’ARBITRE (1984 – 1 h 22)
Avec Michel Serrault, Carole Laure, Eddy Mitchell

LA CITÉ DE L’INDICIBLE PEUR (1964 – 1 h 25)
Avec Bourvil, Jean-Louis Barrault, Francis Blanche, Jean Poiret

LES DRAGUEURS (1959 – 1 h 18)
Avec Jacques Charrier, Charles Aznavour, Dany Robin

UN DRÔLE DE PAROISSIEN (1963 – 1 h32)
Avec Bourvil, Francis Blanche, Jean Poiret

LITAN (1982 – 1 h 28)
Avec Marie-José Nat, Jean-Pierre Mocky, Nino Ferrer

SOLO (1970 – 1 h 23)
Avec Jean-Pierre Mocky, Anne Deleuze, Denis Le Guillou

LE TÉMOIN (1978 – 1 h 30)
Avec Alberto Sordi, Philippe Noiret, Roland Dubillard

LA TÊTE CONTRE LES MURS (1959 – 1 h 35)
Un film de Georges Franju scénarisé par Jean-Pierre Mocky
Avec Jean-Pierre Mocky, Charles Aznavour, Pierre Brasseur, Paul Meurisse