ROHFF : « Quand on sortait du ciné, on imitait Van Damme »

La quarantaine apaisée, et pour sa première interview après un passage par la case prison, le rappeur parisien Rohff se pose une question : n’est-il pas temps de raconter sa vie au cinéma sous la forme d’un biopic ? Sans certitude encore de mener ce projet, celui que le milieu rap a toujours vu comme la réponse française aux grandes plumes du gangsta « made in USA » revient sur son rapport au septième art. En slalomant freestyle entre le rendez-vous manqué (?) Validé, les scènes traumatisantes de Scarface et même des histoires de lampadaires éteints à coups de tibias. Par Mathias Edwards et Gad Messika. Photo : Marie Brisse (article paru dans Sofilm n°80 – 100% rap & cinéma, été 2020)

Le cinéma français fait beaucoup appel au monde du rap, depuis quelques années. Selon toi les rappeurs ont-ils une aptitude naturelle pour jouer la comédie ?
Le problème avec le cinéma, c’est qu’il fait appel à nous pour jouer nos propres rôles. J’aimerais casser ce truc-là. Si c’est pour rester sur ses acquis… Honnêtement, je n’ai pas encore vu le De Niro du rap, mais par exemple, Kaaris s’en est pas mal sorti dans Braqueurs. On n’est pas timides devant la caméra, on a déjà tourné des clips, on est dedans ! On est passionnés. Quand on entend « ça tourne ! », on est moins timides qu’un débutant lambda. Après, si je compare avec les Américains, c’est différent. Jouer, c’est dans leur culture. Même quand il n’y a pas de caméras, ce sont des acteurs.

En 2006, comment t’es-tu retrouvé à participer au doublage d’Arthur et les Minimoys ?
Luc Besson recherchait des rappeurs en vogue, il a tout simplement contacté mon manager de l’époque. J’ai trouvé ça marrant, donc j’ai accepté. Et puis c’est plus relax de faire un doublage que de jouer face caméra, ça me rappelait les studios d’enregistrement de musique. C’était assez simple, on m’a demandé d’être naturel, de ne pas changer de voix, et surtout d’être fluide. J’ai plié ça en une après-midi.

Il paraît que tu devais jouer dans Validé ?
Oui, Franck Gastambide a envoyé un dossier solide au JAP (juge d’application des peines, ndlr), mais trop tard pour obtenir une permission de sortie. Quand il m’a sollicité, j’avais une petite appréhension quant à la crédibilité du projet. Une série sur le rap français, ça n’avait jamais été fait, et je n’avais jamais exposé mon authenticité dans une fiction. Donc c’était quitte ou double : soit je prenais cher, soit ça le faisait. Et puis je voulais me préserver avant d’obtenir un vrai premier rôle dans un long métrage. Mais comme j’aime les défis, je leur ai dit « pourquoi pas, si ça peut m’ouvrir des portes, à condition que je vois ce que ça donne ». Que je sois sûr que ce ne soit pas un truc loufoque ou un truc de bouffons. Au final, dans la série, je trouve que les rapports entre maisons de disques et rappeurs sont plutôt bien rendus, la rivalité entre les artistes aussi. Après, il y a des petites erreurs, c’est normal, c’est une première, mais dans l’ensemble, ça va. La preuve, c’est que la série a connu un grand succès. J’ai même regardé les dix épisodes d’une traite.

Validé © Canal+

Et monter ton propre biopic, comme certains rappeurs américains l’ont fait, ça pourrait te tenter…
Mon public m’en parle tout le temps, il est très demandeur. Que ce soit en prison, partout où je vais à travers la France ou sur les réseaux, ça revient tout le temps. « Fais ton film, c’est le moment, on veut le film de Rohff ! » Et c’est vrai que je pense avoir suffisamment de matière. Personne ne sait dans quelles conditions j’ai quitté les Comores à 7 ans, dans quel environnement familial je me trouvais… Aujourd’hui, je joue avec la langue de Molière alors que je ne parlais pas un mot de français en arrivant. Et puis il y a ma vie de rue, l’ascension dans le rap, les histoires à côté, le temps que j’ai mis à réaliser que j’étais en train de faire carrière et que je devais laisser la street de côté… J’ai rencontré beaucoup de difficultés. Si on doit raconter tout ça dans un film, on va en étonner plus d’un. Il y aura une belle morale, à la fin du film sur Rohff. En tout cas j’ai vraiment envie de le faire. On me l’a déjà proposé il y a quelques années, mais je me trouvais trop jeune. Maintenant que j’ai passé la barre des 40 ans, à défaut d’écrire un livre, je me sens prêt. Donc si des producteurs sont intéressés, ils n’ont qu’à venir frapper à ma porte.

Quels sont tes premiers souvenirs de cinéma ?
Splash et Scarface, que j’avais vus à la télé très jeune, alors que je venais d’arriver en France (Rohff a quitté les Comores en 1985, à l’âge de 7 ans, ndlr). Scarface, je ne l’avais pas vu en entier, je n’avais pas eu le droit. Je m’étais caché sous la table. Donc pendant longtemps, je n’en ai gardé que des flashs, comme la scène où Tony Montana tire une balle dans la tête du trafiquant colombien pendant qu’il court dans la rue. Ça m’avait bien choqué.

La fascination que le personnage de Tony Montana exerce sur certains rappeurs, tu l’expliques comment ?
On apprécie son côté couillu, franc du collier. Et le fait qu’il vienne d’ailleurs, que ce ne soit pas un local. En tant qu’enfants d’immigrés, on s’identifiait à lui, bien que ce soit un très mauvais exemple. Il est arrivé aux États-Unis clandestinement, avec son accent, il est parti de zéro, en disant que ses mains sont faites pour l’or mais qu’elles trempent dans la merde… Il ne recule devant rien. Tout ça, ça nous plaisait bien. Enfin, surtout la forme. Parce que sur le fond, on avait bien compris que ce n’était pas un type exemplaire. Plus tard, il y a eu La Cité de Dieu, qui nous a vraiment parlé. Cette histoire d’ascension d’un gars par la violence et la drogue, ça reste culte. C’était la première fois qu’on entendait parler des favelas, et l’histoire était similaire à ce qu’il se passait dans nos quartiers : un leader entouré de ses soldats, qui doit défendre son territoire, sa marchandise, quitte à aller dans le dur, et même dans l’horrible. Et à la fin, c’est toujours le même karma : la nouvelle génération veut prendre ta place, comme tu as pris la place des anciens.

La Cité de Dieu

Adolescent, tu allais souvent en salle ?
Oui, au cinéma de Vitry, qui était carrément dans le quartier. C’était une vraie passion pour mes amis et moi, mais comme on n’avait pas les moyens, on passait par la porte de derrière. On avait une technique : on ouvrait la porte tout doucement, et on arrivait à s’immiscer dans la salle de cinéma, dans le noir. On s’éparpillait dans tous les coins, pour que les vigiles ne nous repèrent pas. On y allait surtout pour regarder des films avec Van Damme. Bloodsport, Double Impact… Et quand on sortait du cinéma, on l’imitait. On éteignait les lampadaires à coups de tibias, on se faisait des combats en un contre un, et surtout, on s’entraînait à reproduire son fameux helicopter kick (un coup de pied rotatif effectué en altitude, ndlr). Dans les années 80, il y a aussi eu l’époque des films de Bruce Lee. Avec mes cousins, on se regardait La Fureur du dragon, on n’en revenait pas. Moi je suis d’une génération qui s’est américanisée très vite et très jeune. Bon, je kiffe quand même les films avec Jean Gabin, Lino Ventura. Des classiques ! Aujourd’hui, je trouve que le cinéma français manque d’authenticité. En France, j’ai l’impression qu’il faut absolument faire du théâtre, avant de faire un film.

Quand tu étais incarcéré, tu regardais des films comment ?
Lors de mon dernier passage en prison j’avais quelques chaînes du câble. Sinon, c’est toujours possible de faire rentrer des DVD, des clés USB… Il y a même des gars qui font rentrer des boîtiers IPTV pour regarder toutes les chaînes, ils sont équipés comme jamais. Ils ont la PlaySation, le home studio avec les enceintes et tout. C’est comme partout, tu fais en fonction de la longueur de ton bras. En prison, je me rappelle qu’on était tous focus sur Gomorra. Tous les lundis soirs, quand Canal+ passait deux épisodes, la prison était toute calme. Et le lendemain, en promenade, on ne parlait que de ça en faisant notre footing, parce qu’à chaque fois les épisodes s’arrêtent sur un cliffhanger de malade. Après, il y a beaucoup de détenus qui sont accrocs à la télé-réalité. Moi, ça ne m’a jamais intéressé. Regarder des gens enfermés en attendant qu’ils baisent, c’est pas mon truc.