SABOTAGE : « On devrait bloquer le Met Gala »

Dans son essai théorique How to Blow Up a Pipeline (2020), le militant et auteur spécialiste du climat Andreas Malm plaide pour une radicalisation du mouvement climatique. Assez de marches pacifistes, il faut crever des pneus de SUV et faire sauter des pipelines. Plutôt partants pour passer à la pratique, le réalisateur Daniel Goldhaber et l’actrice Ariela Barer ont décidé d’adapter son plaidoyer en film d’action. Dans Sabotage, en salles le 26 juillet, huit jeunes américains montent un plan pour saboter un oléoduc dans le Texas. Rencontre avec la « dernière génération » qui rêve de tout péter. 

Comment a germé l’idée d’adapter le texte d’Andreas Malm au cinéma ?

Daniel Goldhaber : Le livre nous a été recommandé par Jordan Sjol, le troisième scénariste du film, qui est un universitaire. Tous les trois, en décembre 2020, nous nous sommes confinés ensemble. Nous avons alors essayé de faire face à la question : quel type d’art est encore valable à ce moment de l’histoire ? En lisant le texte, nous avons eu le sentiment qu’il contenait des idées non seulement passionnantes et pleines d’espoir, mais également très cinématographiques. C’était une façon d’utiliser le cinéma comme outil pour explorer cette question des stratégies nécessaires et défendables pour lutter contre le changement climatique.
Ariela Barer : J’adore le travail d’Andreas, mais j’ai aussi adoré l’idée de diffuser ces informations à plus grande échelle, pour les gens qui n’ont peut-être pas tout le contexte des débats. Nous avons donc eu de longues conversations, parfois même des tensions, sur la façon la plus responsable et divertissante d’aborder ces idées et d’avoir des personnages traversés par des conflits intéressants. Ce sont toutes ces conversations qu’on a intégrées au scénario.

Sabotage (2023)

Pourquoi avez-vous choisi de mobiliser les codes du film d’action grand public 

Daniel Goldhaber : On tenait à faire quelque chose d’accessible. Cette idée que les films et l’art doivent être difficiles à comprendre ou d’avant-garde est un piège dans lequel la gauche tombe perpétuellement. En fin de compte, le message envoyé, c’est que le progressisme est destiné à un public de niche. Si on regarde les types d’outils et de cinéma que l’impérialisme utilise pour se consolider et susciter l’adhésion, ça ne ressemble pas vraiment à La Chinoise, mais plutôt aux films Marvel. Pour diffuser nos idées, nous devons utiliser le même langage, un langage généreux et divertissant. 

Au générique, après la mention « un film de », on peut lire quatre noms. Pouvez-vous détailler le processus de création du film ? 

Daniel Goldhaber : Sans vouloir critiquer la politique des auteurs, je ne pense pas qu’elle soit particulièrement fidèle à la façon dont les films sont réalisés. L’idée que le réalisateur a l’autorité ou le crédit par défaut est un peu insensée, et crée des structures de pouvoir très toxiques sur le plateau. La paternité d’une œuvre peut être partagée, comme c’est le cas ici entre moi-même, Ariela Barer, Jordan Sjol et Daniel Garber. Ce qui permet d’avoir un film composé d’un ensemble de points de vue diversifiés.
Ariela Barer : Nous avons eu cette idée à un moment où le monde était confiné et où nous nous sentions désemparés. Elle nous a donné une nouvelle vie. Il fallait que le film soit fait de la même manière que le casse : par un collectif. 

Quelles sont vos références en termes d’activisme ? 

Ariela Barer : Nous avons parlé avec beaucoup d’activistes, de manière confidentielle, donc je ne peux pas les citer. Ils nous ont inspirés en nous parlant de la manière dont ils se préparent à ce genre d’action. Et nous avons organisé des événements, des collectes de fonds pour des groupes auxquels nous croyons, comme le mouvement Stop Cop City (contestations contre le projet de construction d’un centre d’entraînement pour la police dans la forêt urbaine d’Atlanta, ndlr).
Daniel Goldhaber : Jessica Reznicek et Ruby Montoya, qui ont saboté l’oléoduc Dakota Access, sont une réelle source d’inspiration. Elles se sont rendues, ont été accusées de terrorisme puis condamnées à six et huit ans de prison. C’est complètement fou pour un simple acte de vandalisme. Il y a aussi les activistes amérindiens qui ont été très impliqués, ceux qui se sont battus dans la réserve de Standing Rock (où depuis 2016, autochtones et militants écologistes s’opposent à la construction de l’oléoduc Dakota Access, ndlr), ou contre l’oléoduc Line 3 (dont la rénovation en 2020 a provoqué de vives réactions, notamment dans le Minnesota où l’infrastructure traverse des réserves indiennes, ndlr). Tant de personnes et de groupes font ce qu’ils peuvent. Le mouvement est très difficile à synthétiser parce qu’il se passe beaucoup de choses au niveau local qui sont vraiment passionnantes. Mais dès qu’on essaye de transformer les choses à un niveau systémique, il est beaucoup plus difficile d’agir. C’est cette question que pose le film : comment exiger et justifier un changement systémique de façon réellement efficace ? Et quelles en sont les conséquences ?

Sabotage (2023)

Comment expliquer que, dans le film, la police soit assez peu visible, alors que la question de la désobéissance civile est fortement liée à celle des violences policières ?

Ariela Barer : Nous voulions éviter de donner au méchant un visage et une présence trop importante, car cela aurait proposé aux gens une cible facile, du type bouc émissaire. Le problème dans le système est bien plus important que ça. Il aurait été trop évident de l’incarner dans un mauvais flic. 
Daniel Goldhaber : L’ennemi, c’est l’infrastructure, et nous voulions la préserver. Évidemment, quand on fait un film sur ce sujet, il faut cette menace permanente d’arrestation, parce que c’est la réalité quand on est engagé dans les mouvements écologistes aujourd’hui. Mais nous ne voulions pas humaniser la police, il y a déjà assez de médias qui le font. 

Dans une interview, Andreas Malm cite la France comme exemple de résistance civile. Avez-vous entendu parler des événements de Sainte-Soline ?

Daniel Goldhaber : L’histoire avec les réserves d’eau ? Oui bien sûr. Les Français sont très doués pour ça ! Nous connaissons des gens dans le mouvement, nous en avons parlé avec eux. Et je pense qu’il y a une sorte d’écho, d’inspiration mutuelle entre ce que le film raconte et certaines des choses qui se passent en France.

Notre ministre de l’Intérieur – Gérald Darmanin – a parlé « d’écoterrorisme » pour qualifier ces manifestations. Ça vous inspire quoi ?

Daniel Goldhaber : Juste un exemple. Il y a deux ans, la police municipale de Los Angeles a provoqué une explosion dans un quartier par accident. Ils n’ont jamais été qualifiés de terroristes, alors qu’ils ont détruit des maisons et blessé des innocents dans la rue. On a simplement considéré que c’était le coût du maintien de l’ordre. Le terme « terroriste » est presque exclusivement utilisé pour étouffer la dissidence militante. Alors oui, une fois de temps en temps, il y a des événements qui peuvent être qualifiés d’acte violent, organisé, ciblé et indéfendable, et qui répondent au label « terroriste ». Mais ces actions n’ont rien à envier aux atrocités commises à l’encontre des droits humains par l’armée française ou l’armée américaine à l’étranger, souvent dans le but de soutenir l’industrie fossile. La question n’est pas tant de savoir quel type de gymnastique juridique l’empire utilisera pour se renforcer, mais plutôt quel type de stratégies le mouvement peut légitimement déployer pour empêcher une apocalypse climatique.

Sabotage (2023)

Les actions plus symboliques, comme le jet de soupe sur des tableaux, font-elles partie des stratégies légitimes selon vous ? 

Daniel Goldhaber : Andreas Malm est pro-soupe ! Et nous aussi. Nous sommes toujours à la recherche d’une solution miracle. Mais en réalité, ce sont des centaines, des milliers d’actes qui changent notre système. La soupe, c’est un moyen inoffensif de protester contre le changement climatique, qui a vraiment fait parler et réfléchir les gens. Cela ne va pas résoudre le problème du jour au lendemain, mais c’est important de reconnaître que les musées sont des sanctuaires du capitalisme, qui permettent aux entreprises et aux milliardaires de blanchir leur argent et leur réputation. S’ils n’étaient pas si précieux pour certains idéaux culturels, les gens ne seraient pas autant énervés qu’on jette de la soupe sur des tableaux. 

Le film lui-même peut-il être considéré comme un activisme symbolique, peut-être plus socialement acceptable que le sabotage ? 

Ariela Barer : On évite de lui coller l’étiquette « activisme ». Nous voulions éviter que les spectateurs aillent voir le film et se disent : « Ok, j’ai fait mon activisme de la journée. » Notre but, c’était qu’ils se demandent ce qu’ils peuvent faire ensuite, en leur montrant qu’il existe des gens qui agissent de manière concrète et efficace. Et pour nous-mêmes, nous ne voulions pas nous féliciter d’avoir fait un film qui, en fin de compte, est automatiquement impliqué dans le capitalisme, la pollution, etc. Ce n’est ni de l’activisme, ni ce que nous devons nous contenter de faire. 

Un des personnages reste assez sceptique, insistant sur le fait que les plus pauvres seront sûrement ceux qui pâtiront les premiers du sabotage. Est-ce un privilège d’avoir ce type d’engagement politique ?

Ariela Barer : Dans une certaine mesure, oui. Mais je pense aussi qu’en faire le principal argument contre le mouvement climatique, c’est un moyen très efficace pour le fragiliser. Beaucoup des militants les plus assidus et dévoués que je connaisse viennent de milieux modestes. Parce qu’ils ont été parmi les premiers à ressentir les effets du réchauffement climatique. L’idée dominante selon laquelle les classes moyennes s’attaquent à ce problème bourgeois est une propagande qui permet aux gens de ne pas s’en préoccuper.

Sabotage (2023)

Plusieurs mouvements – dont Dernière Génération – sont critiqués sur leurs méthodes, comme le blocage de route. Sentez-vous que l’opinion publique adhère aux actions de désobéissance civile ? 

Ariela Barer : Je dirais que c’est assez partagé. Il y a encore beaucoup de gens pour qui la participation à ce mouvement a un effet négatif direct sur leur vie, et il est difficile de les amener à s’en préoccuper maintenant parce que le problème n’est pas encore assez visible pour eux. 
Daniel Goldhaber : On devrait surtout bloquer le Met Gala. Le mouvement climatique n’est pas toujours très doué pour choisir les cibles les plus stratégiques. Je ne sais pas si bloquer les routes que les gens normaux empruntent est productif, parce que ce ne sont pas ceux qui détiennent les leviers du pouvoir. Il faut qu’on rende insupportable le fait d’être un individu riche et puissant dans ce monde. Avec ça, je pense qu’on verrait un soutien du public beaucoup plus important.

Contrairement aux autres membres du collectif, le personnage de Wayne est assez conservateur et s’engage pour défendre sa parcelle de terrain, alors même qu’Andreas Malm plaide pour l’abolition de la propriété privée. Pourquoi avoir inséré ce personnage ? 

Ariela Barer : Même si je suis généralement d’accord avec Andreas et ses idées sur la propriété, il y a cette tendance dans la gauche à supposer que parce que nous ne sommes pas d’accord sur les détails, nous ne pouvons pas nous rassembler autour d’un objectif commun. Et cela empêche beaucoup de progrès de se produire. Nous voulions donc montrer, dans une sorte de magie hollywoodienne, comment cet autre point de vue pouvait s’intégrer avec succès dans ce groupe.
Daniel Goldhaber : Dans la réalité, quelqu’un comme Dwayne pourrait avoir tant de frictions avec le groupe que leur collaboration serait impossible. Mais je pense qu’il ne s’agit pas d’un problème humain naturel, c’est un problème culturel qui a été soigneusement élaboré, entretenu et perpétuellement renforcé par l’État. Les institutions du pouvoir ont très bien su semer la discorde au sein de groupes qui auraient pu coopérer, en menant une politique de division. Il suffit de voir comment l’État américain a fabriqué une crise autour des questions de transidentité. On détourne l’attention de tout le monde, en refusant à un groupe ses droits humains tout en essayant de convaincre les autres que les personnes trans sont une menace. L’État fonctionne en nous distrayant avec des crises préfabriquées, de sorte que nous n’ayons pas suffisamment d’élan pour nous organiser autour des problèmes structurels fondamentaux. 

Article paru dans Sofilm n°98.