SAHRAA KARIMI : « Les talibans sont profondément anti-cinéma »

Repérée en 2019 à la Mostra de Venise avec son film Hava, Maryam, Ayesha qui dépeint le destin de trois femmes afghanes, Sahraa Karimi aime raconter son pays. Mais après la prise de Kaboul par les talibans il y a quelques semaines, elle a été – comme tant d’autres – contrainte de fuir l’Afghanistan. Pionnière en tous points, celle qui était aussi la directrice de l’institut du cinéma afghan raconte l’avant et esquisse l’après.

Vous êtes née en Iran et vous avez étudié en Slovaquie, pourquoi être revenue en Afghanistan ?

J’ai été une réfugiée pendant si longtemps qu’après avoir fini mes études fin 2012, il était évident pour moi d’aller en Afghanistan. C’est mon pays d’origine, mon peuple. Évidemment il y avait un énorme fossé culturel entre moi et le reste de mon entourage mais j’ai décidé de faire face à ce défi pour raconter, en film, des histoires profondément afghanes.

Vous avez quitté le pays il y a quelques semaines, comment ça s’est passé ?

Je vivais et travaillais à Kaboul jusque-là. Puis les talibans ont repris le pouvoir et ont fait tomber la ville. Personne ne m’a forcée à partir, je l’ai simplement décidé car je sais que les talibans sont profondément anti-cinéma, anti-art tout court en fait. Je suis une activiste très connue, je n’a jamais caché ce que je pensais de leurs principes, j’ai toujours laissé transparaître ma haine envers eux, alors je ne me sentais plus en sécurité. Plus encore, je pensais à ma famille, notamment à mon frère et ses deux filles dont je suis très proche, et je ne voulais pas qu’ils souffrent à cause de moi. J’ai donc pris la décision de partir me réfugier en Ukraine.

Que va-t-il arriver aux réalisateur.ice.s afghan.e.s ?

Nous n’en savons rien. Beaucoup ont fui le pays comme moi et d’autres artistes et activistes. Ceux qui sont restés en Afghanistan se cachent. Pour le moment, les talibans ont banni la musique ainsi que les programmes de divertissement à la télévision. Ils ont également interdit aux femmes de retourner au travail, sauf les infirmières et les docteurs. Ils voient le cinéma d’un très mauvais œil mais la situation est chaotique, les talibans eux-mêmes ne sont pas d’accord sur ce qu’il faudrait ou pas bannir. Résultat, on ne sait pas du tout ce qui pourrait arriver.

Hava, Maryam, Ayesha (2019)

Quelle était la situation des réalisateur.ice.s avant la chute de Kaboul ?

Tout allait de mieux en mieux pour nous. Kaboul était une belle ville développée, dans laquelle les jeunes s’adonnaient à toutes les formes d’art : musique, cinéma, mode…Ils allaient à l’université…Certes, il y avait des problèmes de politique intérieure mais nous pouvions faire tous les films que nous voulions sans risques. Avec Afghan Film, nous avons réalisé énormément de courts-métrages très engagés et nous n’avons jamais rencontré le moindre souci. La vie était belle.

Parlons de votre parcours, vous êtes la première femme directrice d’Afghan Film – l’institut du cinéma afghan – mais aussi la première femme afghane diplômée d’un doctorat en cinéma…

J’ai étudié pendant près de dix ans, c’est beaucoup trop ! (rires) C’est très rare d’étudier les arts à un si haut niveau mais j’ai toujours su que je voulais faire de longues études et enseigner à l’université. C’est très symbolique pour moi car aujourd’hui on ne sait pas si les femmes pourront y retourner. Quant à Afghan Film, ils recrutaient et j’ai simplement passé un test que j’ai réussi face à tous les hommes qui se sont également présentés. J’avais commencé à travailler sur un programme de 5 ans qui aurait permis aux cinéastes afghans de réaliser encore plus de films, malheureusement, suite à la chute de Kaboul, le projet a été enterré.

Vous faites également un lourd travail d’archivage…

On a commencé à archiver les films afghans il y a 20 ans, c’est un travail long et dense. Le cinéma afghan est très riche, il y a énormément de films. Notre archive est située sous le palais présidentiel, c’est un honneur pour nous d’avoir un lieu si prestigieux à notre disposition. Néanmoins, cela veut aussi dire que ce sont les talibans qui ont le contrôle dessus désormais. Nous avons très peur qu’ils prennent la décision de détruire notre travail et des années de cinéma afghan avec.

Est-ce que vous avez pensé à raconter la chute de Kaboul dans un film ?
Oui bien sûr ! Je suis en train d’écrire un scénario en ce moment même. Il y a énormément de choses à dire, pas seulement du point de vue des réalisateurs et réalisatrices mais aussi de la population, des femmes, des artistes qui ont vécu cette tragédie. Cependant, j’aimerais beaucoup avoir la possibilité de retourner en Afghanistan pour tourner car mon style de réalisation implique que je sois sur place, avec de vrais gens. Je ne suis pas sûre de pouvoir faire un film comme Hava, Maryam, Ayesha à nouveau.

Quelle est la suite pour vous ?

L’avenir est sombre pour le moment, mais si on arrive à se faire entendre à l’international et que les gouvernements décident de pousser les talibans à accepter des valeurs plus démocratiques, peut-être qu’on aura à nouveau de l’espoir. Pour l’instant, j’aide les cinéastes à quitter le pays et je serai également sur un panel au festival de Venise pour faire entendre nos voix et militer pour le droit de faire du cinéma en Afghanistan. Plus tard, j’espère pouvoir retourner dans mon pays et refaire des films.