SAINT-OMER de Alice Diop

Saint-Omer, c’est le nom de la ville qui a hébergé le glaçant procès de Fabienne Kabou en 2013, accusée d’avoir noyé son enfant de quinze mois, sur la plage de Berck, en pleine nuit, à la marée montante. C’est aussi le titre du nouveau film d’Alice Diop – deux fois primé à Venise, candidat de la France aux Oscars 2023 – qui retrace chaque étape du procès, pour tenter d’expliquer ce que personne ne semble comprendre. Après Nous, docu buissonnieret sensible autour de la ligne de RER B, Alice Diop signe un impressionnant premier long métrage de fiction au scalpel.  

Ici, Fabienne Kabou s’appelle Laurence Coly. L’accusée reconnaît les faits : c’est bien elle qui a abandonné son enfant à la mer. Pourtant, à la question de la présidente du tribunal « Savez-vous pourquoi vous avez tué votre fille ? », l’énigmatique Laurence Coly répond : « Je ne le sais pas. J’espère que ce procès pourra me l’apprendre. » Elle n’est pas la seule. Dans le public, Rama, écrivaine, assiste à son procès. Laurence Coly l’obsède. À tel point qu’elle en a fait le sujet de son nouveau livre, voyant en elle une Médée moderne. À la barre, l’infanticide antique est une jeune Sénégalaise, partie étudier la philosophie à Paris. Dans cette ville de Saint-Omer, où tout semble étranger, hostile, Rama pense connaître cette femme, noire, universitaire, qu’elle imagine lui ressembler. Son histoire renvoie Rama à ses propres souvenirs d’enfance, hantés par la dureté de sa mère. Pourtant, au fur et à mesure de l’avancée du procès, ses certitudes se craquèlent.

Il est vrai qu’il est impénétrable, ce personnage de Laurence Coly interprété par une sibylline Guslagie Malanda. Tellement impénétrable qu’on ne sait plus quoi ou qui blâmer derrière ce meurtre : la maladie mentale, l’isolement, la misère, la lâcheté des hommes, leurs injonctions ou peut-être une maternité imposée, bien trop lourde à porter quand tout s’acharne contre soi. La sorcellerie est envisagée, l’envoûtement de l’accusée, arrange, déresponsabilise, il évite de se remettre en question. Personne n’est coupable, ni Laurence Coly, ni ses proches et leurs multiples abandons, ni le reniement de son compagnon. L’image sacro-sainte de la mère courage n’est pas égratignée, celle d’une France égalitaire et de son système éducatif éclairé non plus. Mais l’occultisme n’est pas recevable par la justice française. Par Alice Diop non plus. Elle nous force à regarder la vérité dans toute son opacité. Le personnage de Laurence Coly est beaucoup trop complexe pour qu’une seule explication s’insère parfaitement dans la serrure sans devoir forcer. C’est en nous, finalement, qu’on finit par plonger pour mener l’enquête et essayer d’y voir plus clair. C’est vertigineux. Douloureux, aussi. 

Saint-Omer (2022)

Double jeu 
Brouillant la frontière entre bourreau et victime, manipulatrice et manipulée, Alice Diop ne prend aucun parti dans l’affaire. Elle nuance, sans embrouiller sa mise en scène, en adoptant tour à tour le point de vue d’une neutralité frontale, presque documentaire de la cour d’assises, puis celui pénétré de compassion de Rama. En compagnie de cette dernière, on assiste au procès depuis le public, on s’attarde sur la nuque de la mère de Laurence Coly au premier rang, cette mère qui, elle non plus, ne semble montrer aucune affection pour sa fille. Alice Diop nous prête le regard de Rama, enrichi par son vécu, ses références culturelles, ses angoisses, habité de sentiments contraires et mystérieux liés à la maternité. On considère l’accusée, silencieusement, comme un reflet horrifique et terriblement familier. Puis, on prend de la distance, quand la froideur scientifique de la justice reprend la main, martelant l’accusée de questions simples, chirurgicales, bornant l’affaire à son traitement juridique. La réalité du procès est strictement respectée dans le film. Alice Diop, qui n’a pas délaissé une certaine forme de vérité documentaire, y a veillé. Le texte du procès, par exemple, est reproduit presque à l’identique. Pour mettre tout le plateau en condition, elle a choisi de poser ses caméras au plus près du drame : dans une pièce à côté de la véritable salle d’audience qui a jugé l’affaire. Et ce sont les habitants de la ville qui jouent le public, tandis que bon nombre d’actrices choisies viennent du théâtre. « Le rapport au moment présent est très important dans le film, très théâtral au fond », affirme Alice Diop qui tient à tout prix à sortir son film de l’ambiance feutrée du cinéma en lui insufflant l’urgence du documentaire. Les experts donnent leur avis, les proches témoignent avec partialité et on se braque au son strident des charges remplies de certitudes de l’avocat général. Chaque intervenant vient faire grésiller le récit en formulant des hypothèses pour justifier l’inconcevable. Alice Diop nous laisse chercher un coupable, sans s’impliquer mais en nous transmettant les éléments factuels d’un film de procès classique qu’elle enrichit d’une chair fictionnelle via le personnage de Rama. Tout est soigneusement agencé et pensé pour briser la lecture simpliste et sensationnelle du fait divers. Nous sommes jury, mais nous sommes également cette femme négligée, reniée, qui vit seule sa maternité dans une extrême précarité matérielle et affective.   

Saint-Omer (2022)

Une affaire de mots
Si Saint-Omer n’a rien du film de procès lambda, c’est également grâce à un travail d’écriture minutieux. On regarde un procès mais on l’écoute, aussi. Alice Diop s’est entourée de la monteuse Amrita David avec qui elle a l’habitude de travailler et de l’autrice Marie Ndiaye qui s’était déjà essayée à l’écriture de scénario en co-signant celui de White Material de Claire Denis. Parfois prolixe, scientifique ou littéraire, parfois balbutiante ou muette, la langue prend une place essentielle dans le film. L’admirable jeu des actrices lui apporte le relief qu’il mérite. Même quand elles se taisent. Rama s’enferme dans un mutisme, préfère regarder, toucher, marcher, respirer. Kayije Kagame, qui l’interprète, n’a pas besoin de mots pour que l’on saisisse tout ce qui bout en elle. Guslagie Malanda en mère infanticide se place aux antipodes. Elle exprime son trouble à l’aide de mots choisis avec beaucoup de discernement, sans pour autant laisser transparaître la moindre émotion. La présidente du tribunal (Valérie Dréville) laisse malgré elle transparaître son émotion sous un phrasé juridique sévère et l’avocate (Aurélia Petit) apporte le coup de grâce en une plaidoirie particulièrement éloquente, puissante et fédératrice sur la maternité. Chaque interprète a apporté un peu de soi dans ce film. « C’est ce que j’ai attendu de chacun des comédiens. Qu’ils jouent avec le souterrain de leur propre histoire » explique Alice Diop. Ce réflexe empathique est contagieux. Vous, spectateurs, n’êtes pas à l’abri dece que ce film pourrait provoquer en vous, et il faudra peut-être un moment avant de parvenir à mettre des mots dessus.