BYE BYE BERLUSCONI 2006

Silvio Berlusconi : Braquage à l’italienne

C’est l’histoire d’un champion. Et comme dans n’importe quelle histoire de champion, toutes les victoires ne font pas l’unanimité. Quand l’ancien Premier ministre italien Silvio Berlusconi, décédé ce 12 juin 2023, s’est mis à envisager le cinéma comme un nouveau territoire à annexer, certaines dents ont grincé en Italie. Car le Cavaliere ne connaissait qu’une loi : celle du profit rapide, mais aussi du rapport de force subtil avec ceux qui voulaient contester sa main mise. On peut raconter l’histoire de l’Italie à travers celle de Berlusconi et du cinéma.

L’été n’était pas terminé, mais Paolo Sorrentino avait malgré tout décidé d’apposer sur sa chemise en popeline une veste déstructurée dans une flanelle à motif pied-de-poule. La semaine s’annonçait aussi douce que décisive, et le réalisateur italien n’avait aucune raison de se priver d’être élégant. Sa série The Young Pope (2016), dont il venait de présenter en exclusivité mondiale les deux premiers épisodes à la Mostra de Venise, avait été accueillie par les hourras du public. Les couronnes de laurier étaient déjà prêtes, la presse n’avait plus qu’à les tresser. « Si le Pape appréciera mon travail ? Ce n’est pas mon problème, mais celui du Vatican », expliqua-t-il aux journalistes, cheveux ébouriffés et rouflaquettes impeccables, comme pour mieux surjouer sa nonchalance. L’émoi ne s’était pas encore évaporé quand, 48 heures après la conférence de presse, le magazine Variety publiait le scoop : Sorrentino va s’atteler à un film sur Berlusconi. Alors, comme dans une valse de Gino Paoli, tout s’est accéléré. Il y avait ceux qui se réjouissaient : l’Italie serait donc devenue un pays que ses cinéastes les plus éminents pouvaient de nouveau regarder droit dans les yeux. Et puis, il y avait les autres. Ceux qui savaient que Sorrentino avait réalisé ses derniers succès grâce à Medusa, la boîte de production de Silvio Berlusconi en personne. 

Naissance de la méduse 
En réalité, le film se fera sans son partenaire historique. Mais cet épisode a rappelé une chose : Silvio Berlusconi était toujours cet homme qui soufflait le chaud et le froid sur le cinéma italien. C’est simple, tous les réalisateurs de la Botte se positionnaient ces quarante dernières années – avec lui ou contre lui. Comment pouvait-il en être autrement ? La fable a déjà été racontée. Le fils d’un employé de banque et d’une femme au foyer qui gagne ses premières lires en revendant ses cours à ses camarades de classe, avant de faire fortune dans l’immobilier, la télévision, le football, jusqu’à devenir l’homme politique le plus important de sa génération, et se trouver au centre d’à peu près tout dans son pays. Onze ans après la fin de son mandat de Premier ministre, ses rayons n’irradiaient plus autant l’Italie qu’au faîte de sa gloire. Et alors ? Il était toujours à la tête de la plus grande maison d’édition italienne, et d’un géant de la production audiovisuelle, Mediaset, qui détient Medusa, sa société de production et de distribution, une des principales du pays. Berlusconi s’épanchait moins sur sa vie de producteur que sur ses autres activités. Son importance n’en a pas été moindre. « Ses intuitions avec la télévision italienne, la culture qu’il a créée, ont eu une influence considérable sur le cinéma italien, que ce soit d’un point de vue esthétique, ou en terme de production », énonce Oscar Iarussi, auteur de nombreux ouvrages sur le cinéma italien et membre du comité de sélection de la Mostra de Venise. Pour le dire autrement : à partir des années 80, Berlusconi a produit des films à la pelle, remporté des récompenses dans le monde entier, et bouleversé le contenu des salles obscures de son pays de façon irrémédiable.

Bye Bye Berlusconi (2006)

Atteindre à l’intégrité
Le Cavaliere débarque dans le cinéma comme il a débarqué dans les affaires dix ans plus tôt, comme il débarquera en politique huit ans plus tard : en champion. Il n’y connaît rien, il ne possède pas les codes. Peu importe, il a une intuition : l’avenir du cinéma passe par la télévision. C’est le milieu des années 1980 ; le Cavaliere est déjà l’un des principaux hommes d’affaires de la Péninsule. Grâce à sa fortune amassée dans l’immobilier, à Milan, il a fondé Canale Cinque, la première télé privée italienne et racheté d’autres petites chaînes, qui vont faire de lui le seul concurrent de la Rai, la télévision publique. Il comprend vite l’intérêt pour les chaînes à endosser le rôle de producteur : elles ont besoin de contenu, et donc de films, pour nourrir leurs grilles de programmes. A elles, donc, de les financer directement en préachetant les droits de diffusion. Et de se rembourser via la publicité. Le principe est simple mais révolutionnaire. « Il a été un des premiers en Europe à avoir cette intuition-là », explique Gian Piero Brunetta, historien du cinéma italien. En 1984, Berlusconi monte donc une première société de production, Reteitalia. Il injecte des sommes jusqu’alors jamais vues : 90 milliards de lires sur un an, quand la production totale du pays plafonne autour de 220 milliards. Soit une quarantaine d’œuvres produites ou coproduites entre 1986 et 1987, près de 70 l’année suivante. Parmi elles, quelques films d’auteurs, comme Il Camorrista de Giuseppe Tornatore ou La messe est finie de Nanni Moretti, mais surtout beaucoup de thrillers de série Z et de comédies un peu ratées – Snack bar Budapest, de Tinto Brass, ou Caramelle da uno sconosciuto (« Des bonbons chez un inconnu »), de Franco Ferreri – et beaucoup de téléfilms. « Les coûts de production étant immédiatement couverts par les préventes des droits télévisés, les producteurs ont été moins incités à améliorer la qualité les films », analyse Brunetta. Andrea Barbagallo, l’ancien associé de Nanni Moretti, producteur de ses films les plus connus mais aussi de la saga Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana confirme : « Le problème avec ce système de financement, c’est qu’il a tendance à déresponsabiliser les réalisateurs, puisque ces derniers rentrent dans leurs frais avant même la sortie en salles du film… » À l’époque, le cinéma italien est en crise, les réalisateurs peinent à trouver de l’argent, de nombreux projets sont abandonnés. « Au début, ces financements privés sont perçus par le secteur comme une simple alternative aux fonds publics traditionnels, poursuit Brunetta. Mais en réalité, ils vont bouleverser le marché en le redessinant de façon verticale. » Avec quels effets ? Pour certains, l’entrepreneur milanais a permis de relancer une industrie en difficulté. Pour d’autres, il a transformé le cinéma à jamais, voire l’a corrompu en en faisant un sous-produit de la télévision. Et notamment, un support publicitaire. Ses chaînes ont été les premières à imposer des coupures pub au milieu des films. Et Federico Fellini, le premier à s’en offusquer, déplorant déjà qu’on puisse ainsi « atteindre à l’intégrité » des œuvres. Fellini est allé jusqu’à faire un procès au Cavaliere devant le tribunal de Rome, en 1985. Le réalisateur qui tourne alors Ginger et Fred, une allégorie des ravages de la télévision comme culture de masse, exige que les chaînes de Berlusconi, qui s’apprêtent à rediffuser certains de ses chefs-d’œuvre, n’imposent pas de coupure. Débouté au prétexte que les téléspectateurs sont déjà habitués aux interruptions publicitaires, Fellini regrette amèrement qu’on ne reconnaisse par le « pouvoir d’assujettissement » du petit écran. À coups de rachats et de partenariats, Berlusconi finit en tout cas par s’imposer à tous les niveaux de la filière : en 1988 il rachète Medusa, un des principaux distributeurs italiens, devient propriétaire de salles – 300 au total – et s’allie, l’année suivante avec Vittorio Cecchi-Gori, un des plus gros producteurs du pays, pour fonder Penta film, dans le but de conquérir le marché mondial. « Il faut penser le cinéma hors du cadre national, il faut penser un marché à l’échelle européenne », explique-t-il alors. Mais, à part quelques succès comme distributeur (Terminator II, Basic Instinct, Reservoir Dogs) Penta ne réussit pas, malgré des centaines de millions de dollars injectés, à s’imposer sur le marché mondial, et ne finit par produire aucun grand film hors d’Italie. La société est dissoute en 1994, au moment où Berlusconi entame sa conquête du pouvoir politique. Mais le Cavaliere est désormais omniprésent sur le marché. 

Fraude fiscale et western 
Dans les affaires comme en politique, rien ne s’est jamais fait, avec Berlusconi, sans une certaine dose de roublardise – cette propension inouïe à passer une existence entière à la frontière de la légalité, mordre la ligne jaune dans l’allégresse la plus complète, tout en faisant comme si de rien n’était. Le cinéma n’échappe pas à cette règle. Via son groupe Mediaset qui chapeaute désormais ses télés ainsi que ses sociétés de production et de distribution, le Cavaliere était aussi le principal acheteur de droits de films étrangers dans la Péninsule. En 2001, cette activité lui vaut de s’attirer les regards des carabiniers. La justice l’accuse de « faux en bilan, fraude fiscale et abus de biens sociaux » : selon les enquêteurs, Mediaset aurait gonflé les prix d’achat des droits de diffusion de films américains, et constitué des caisses noires à l’étranger. L’investigation dure jusqu’en 2006, le procès est interrompu plusieurs fois. Berlusconi, alors devenu chef du gouvernement, finit par être condamné définitivement en août 2013 en cassation à quatre ans de prison – dont trois ont été amnistiés – et est rendu inéligible jusqu’en 2019. Dans son réquisitoire, le procureur Fabio De Pasquale déclare que les coûts d’achat des films ont été gonflés de 320 millions d’euros entre 1994 et 1998 et de 40 millions entre 2001 et 2003. Le système est détaillé par le producteur italien Silvio Sardi, principal témoin au procès et sujet d’un livre Filmgate, comment Berlusconi a tué le cinéma italien. En 1995, Sardi se lance dans l’achat de droits de films américains pour les revendre eu Europe. Avec succès, du moins en France et en Espagne, raconte-t-il. Mais en Italie, il découvre que le marché fonctionne autrement. Que contrairement au reste de l’Europe, cela ne sert à rien de proposer ses films directement aux télévisions de Berlusconi : il faut passer par une multitude de sociétés amies. Que ces dernières revendent ensuite les films aux chaînes à des prix gonflés, parfois multipliés par dix : comme Dakota et Striking Point, un western et une comédie romantique américains vendus 35 000 dollars à Sele Programs, un intermédiaire habituel des télés berlusconiennes. Deux films rachetés dix fois plus cher quelques mois plus tard par Mediaset… « Pendant ces années-là, tu avais beau avoir la meilleure idée du monde, si tu ne jouais pas avec ces règles, tu n’avais aucune chance », résume aujourd’hui l’auteur de Filmgate, Paolo Negro. 

Le Caïman (2006)

Question stupide 
Le Cavaliere – qui a dirigé le pays brièvement en 1994 – devient chef du gouvernement en juin 2001. Quelques mois plus tard, il fait voter des coupes dans le budget des aides au cinéma. Une politique qu’il va poursuivre pendant ses cinq années au gouvernement, réduisant d’année en année les subventions publiques. Surtout, en tant qu’homme de droite, Berlusconi se méfie des cinéastes. « Il ne s’intéresse pas personnellement aux films qu’il produit, scénariste et porte-parole du collectif 100autori, la principale association de défense d’auteurs et de réalisateurs transalpins. Et il considère que dans le fond, le cinéma italien n’est rien d’autre qu’un repère de gauchistes. » Lesquels, une fois au pouvoir, il va tenter de mettre au pas. Cinq mois après son élection, il limoge le patron de la Mostra de Venise, Paolo Baratta. « Le dialogue est impossible avec un président de la Biennale nommé par le gouvernement précédent », justifie son sous-secrétaire d’Etat à la culture Vittorio Sgarbi, qui annonce en grande pompe l’arrivée à la tête du festival de Martin Scorsese puis de Quentin Tarantino. En réalité, c’est le Suisse Moritz de Hadeln qui prendra sa place. Avant d’être viré au bout de deux ans. En cause : la sélection de deux films, The Dreamers de Bertolucci sur mai 1968 et Buongiorno notte de Marco Bellocchio sur l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges, jugés de mauvais goût par le duo Berlusconi-Sgarbi. Son ingérence ne s’arrête pas là : ses hommes remplacent le directeur de la principale école de cinéma italienne, et le patron de l’Institut Luce, le bras armé des mythiques studios Cinecittà dans la production et la distribution, coproducteur, entre autres, de Lars von Trier, Angelo Guglielmi. « Le conseil d’administration compte désormais dans ses rangs un publicitaire pour représenter les auteurs, accuse alors le cinéaste Gillo Pontecorvo. C’est la quintessence de l’Etat-entreprise. La médiocrité au pouvoir. » Guglielmi (décédé le 11 juillet 2022) était beaucoup moins vindicatif. L’homme recevait dans le quartier chic de Parioli à Rome dans un vaste appartement au sol recouvert de marbre foncé et aux murs tapissés de livres. Chemise rose pâle, élégant pantalon beige, il évoquait son éviction par le Cavaliere de façon désinvolte : « Berlusconi est un corrupteur, il a corrompu l’Italie et sa culture, détruisant le sentiment de plaisir, nourrissant le culte de l’argent, qui est devenu le seul objectif. Mais qu’il ait décidé de me remplacer quand j’étais à l’Institut Luce, comment dire… C’était une décision logique : j’étais un homme de gauche, lui de droite. Rien de plus. Il a voulu placer ses hommes, comme tous les politiques italiens avant lui et après lui… » Andrea Purgatori, du collectif 100autori, confirmait : « Ce n’est pas Berlusconi qui a inventé ce mélange des genres entre politique et culture. Dans ce pays, celui qui arrive au pouvoir place ses troupes à tous les postes. En France, quand le gouvernement change, on ne remplace pas le président du Festival de cannes ou de la Cinémathèque. En Italie, ça nous paraît normal. » Quand il revient au pouvoir en 2008, après deux ans dans l’opposition, il durcit ses coupes budgétaires, sur fond d’idéologie. Cette année-là son ministre de la Culture Sandro Bondi s’en prend à deux films sur les années de plomb  – Le Soleil de l’avenir, de Gianfranco Pannone, et La prima linea (« La première ligne ») de Renato De Maria – qu’il qualifie d’ « apologies du terrorisme ». L’année suivante, Renato Brunetta ministre de la Fonction publique demande de supprimer les financements publics pour le cinéma, une « culture parasite qui vit de ressources publiques et qui crache sur son propre pays » au prétexte qu’aucun film italien n’est au palmarès de la Mostra. Signe de la place inédite du Cavaliere dans le septième art italien :  Michele Placido, le réalisateur de Romanzo criminale, porte immédiatement plainte et dénonce « une attaque contre le dernier espace de liberté d’expression en Italie ».  Mais il présente cette année-là son film Le Grand Rêve, produit par… la Medusa de Berlusconi. Interrogé sur ce paradoxe en conférence de presse il rétorque, furieux : « Question stupide ! Qu’est-ce que c’est que cette hypocrisie ? Vous ne voulez pas de productions de Berlusconi ? Alors vous censurez tout le cinéma italien de la Mostra. Si on pouvait faire un film sans argent, tout serait plus simple. Allez-vous faire foutre ! »

Silvio et les autres (2018)

Contourner l’empire 
Depuis son arrivée au pouvoir, certains ont pourtant bien refusé l’argent de Berlusconi. En 2002, Ettore Scola a fini par renoncer à un projet de film qu’il avait écrit pour Gérard Depardieu, et qui devait être financé par Medusa. « On était d’accord sur tout. Le scénario était écrit, il était bon. Mais le film aurait été produit par Berlusconi et, tant qu’il est au pouvoir, je ne veux pas tourner avec lui. Pour bien travailler, il faut être en harmonie avec son producteur… », avait-il justifié à l’époque. D’autres ont cherché depuis longtemps à contourner l’empire berlusconien. Comme Nanni Moretti. Son ancien associé, Angelo Barbagallo raconte : « Quand il m’a appelé au téléphone en 1986 pour me proposer de fonder une société de production indépendante (Saccher Films, ndlr), il a posé deux conditions : que l’on finance des premiers films – on a lancé de jeunes réalisateurs comme Daniele Luchetti ou Carlo Mazzacurati – et surtout, que l’on ne travaille jamais avec Silvio Berlusconi. Nanni avait beau avoir fait cofinancer ses premiers films par ses sociétés, il était déjà inquiet par la tournure que prenait la production italienne à l’époque. » La Saccher produira tous les succès de Nanni Moretti. Dont Le Caïman (2006), premier long métrage de fiction consacré à Silvio Berlusconi. « A l’époque il était encore au gouvernement, se souvient Barbagallo. Alors nous ne sommes même pas allés demander de l’argent à la Rai. Ça aurait été gênant, vraiment : dans un pays comme l’Italie, demander à la télé publique de financer un film contre le chef du gouvernement c’est quelque chose d’impensable ! »

Le Caïman a contribué à écrire la légende noire du Cavaliere, représenté comme un homme sans foi ni loi, attiré par son pouvoir personnel, les femmes, l’argent. La réalité alimentait la fiction, elle était si folle qu’il n’y avait pas besoin d’en faire beaucoup plus pour imaginer le pire à propos de Berlusconi. Censure ? Manipulation ? Comme souvent, la vérité est un brin décevante. « Il faut comprendre que Berlusconi était dans le cinéma en tant qu’entrepreneur, explique Gian Piero Brunetta. C’était vraiment l’industriel qui prévalait sur tout. Il n’a jamais vraiment eu de culture cinématographique, seules valaient les lois du marché et la recherche de profit. » Conséquence : le producteur de film Berlusconi était bien moins présent qu’on ne pourrait le croire. « J’ai fait des fictions pour Mediaset, j’ai travaillé sur des films distribués par Medusa », raconte Giancarlo De Cataldo, un des plus grands magistrats italiens, classé à gauche. Il a instruit les grands procès contre la malavita romaine. De cette vie-là, il a tiré un roman, Romanzo criminale, adapté au cinéma, puis en série. De Cataldo reçoit dans le salon de son bel appartement de Prati, à quelques pas du Vatican. Il a des mocassins en daim bleu ciel, qu’il porte, comme l’exige la bienséance, sans chaussettes. Il dit : « Il n’y a jamais eu aucune forme de censure, de pression, ou de conditionnement. Jamais je n’ai entendu ni vu qu’un projet n’aboutirait pas pour des raisons politiques. » Voilà pourquoi, comme il continue de le faire avec Mondadori, sa maison d’édition où il édite régulièrement des auteurs de gauche, Berlusconi produit des films dont les réalisateurs se trouvent de l’autre côté de la barricade de ses valeurs. Si la politique n’a jamais guidé les choix de Berlusconi, ses décisions étaient en revanche prises à travers le même prisme : celui de l’audience. « Ce qu’on entendait, c’était : “Nous sommes en période de crise, les gens sont énervés, ils veulent des choses légères, amusons-les” »continue De Cataldo.

Silvio et les autres (2018)

Le juste milieu 
« C’est une forme de politique, c’est de la politique culturelle, expose le magistrat. Par exemple, tout le monde trouvait que produire quelque chose sur la famille Médicis était une idée formidable, car cela permettait de montrer Florence, du beau, des chevaux, et des belles églises. C’est un discours plus subtil et plus intelligent. » Gian Piero Brunetta partage la même opinion. Lui aussi refuse de parler de censure, évoquant plutôt « une forme d’autocensure inconsciente. Comme les réalisateurs produisaient leur film grâce aux droits télés, le produit cinématographique tendait à se métamorphoser en produit télévisuel. Le niveau est donc naturellement voué à baisser, car le public visé doit être beaucoup plus large. Tu réfléchis donc au film que tu vas proposer, et sans doute faire en sorte, avant tout, qu’il soit accepté par les télévisions privées de Berlusconi. » Or, ces chaînes ne s’illustrent pas particulièrement par la présence massive de tables rondes composées d’intellectuels prestigieux. Blagues potaches, filles en tenues légères… « Tout ceci est né dans les années 80 pour préparer le terrain lors de son entrée en politique, analyse De Cataldo. Il avait simplement préparé la culture qui l’aurait consacré lors de son arrivée en politique en 1994, c’est indéniable. En revanche, il n’est pas responsable de la crise du cinéma italien, elle était déjà là. Je le vois comme celui qui a intercepté un phénomène propre à son temps. Son rôle déterminant a été de primer une culture, que j’ai toujours détestée, mais qu’il est impossible de ne pas prendre en compte. »

Longtemps, l’Italie a paru figée sur elle-même. Le juste milieu entre le succès commercial et le manifeste underground semblait introuvable. « Les deux principales mamelles du cinéma italien étaient deux télévisions généralistes, Mediaset et la Rai, et elles se couraient après, faisant la même chose, regrette De Cataldo. C’était Padre Pio sur la Rai et Ferrari sur Mediaset. Tout s’est longtemps ressemblé, et puis Sky est arrivé, et on a tous respiré. » Vrai : l’entrée dans le XXIe siècle voit émerger des nouveaux producteurs. Le schéma est classique. Puisqu’il faut se faire sa place, alors il faut prendre des risques. Et puisqu’il faut prendre des risques, alors il faut tenter des choses nouvelles. « En 2005, Romanzo criminale (financé par Sky, ndlr) débarque, et on n’avait jamais raconté le crime de ce point de vue, celui du bas, s’emballe De Cataldo. Et Gomorra est arrivé, et l’on n’avait jamais raconté le crime d’un point de vue encore plus bas, et de façon encore plus violente. Puis Netflix arrive, et cela va nous inciter à prendre encore plus de risques. Tout cela a tiré tout le monde vers le haut. » Dans ce contexte, Paolo Sorrentino a réussi à contourner le puissant patron de Medusa pour Loro (Silvio et les autres), son projet sur le Cavaliere. C’est Toni Servillo (La grande bellezza) qui y incarne l’ancien chef du gouvernement. Lorsqu’il a expliqué ce qui lui avait donné envie de se lancer dans pareille entreprise, Sorrentino avait cette fois un costume trois pièces, et un élégant pardessus : « À travers Berlusconi, il est possible de raconter les Italiens. »

Article paru dans Sofilm n°52 (Juillet-Août 2017)