« J’aime créer des mondes où la vie est difficile » : rencontre avec Soi Cheang (City of Darkness)
En France, beaucoup ont découvert Soi Cheang avec le polar nihiliste Limbo. Mais le réalisateur hongkongais a touché à tous les genres, et persiste malgré une industrie locale vampirisée par la Chine. À Cannes, il présente en séance spéciale City of Darkness (Twilight of the Warriors : Walled In), un film d’arts martiaux qui symbolise à sa manière la fin d’une époque. Rencontre. Par Antoine Desrues
Sur une terrasse du palais des festivals, Soi Cheang s’allume une cigarette. Avec son petit bouc blanc, on aurait presque l’impression que le cinéaste a déjà tout vu, tout fait. Pourtant, l’homme de 51 ans, cheveux rabattus et t-shirt sobre, est encore jeune dans le cadre de l’industrie hongkongaise. Si les derniers survivants Tsui Hark et Johnnie To commencent à lâcher l’affaire face à l’uniformisation imposée par la Chine, Cheang est toujours là. Il faut dire qu’il a débarqué à la fin de l’âge d’or du cinéma HK, tout en continuant de renouveler ses codes. Du néo-noir gore proche du Catégorie III (Dog Bite Dog) au thriller urbain (Accident) en passant par le film d’arts martiaux (SPL 2), le bonhomme est un touche-à-tout de talent, oserait-on dire l’un des derniers noms intéressants d’une cinématographie en déclin. Avec City of Darkness, il franchit un cap symbolique non-négligeable. En plus de s’offrir de grands noms du cinéma local (dont Sammo Hung), il déploie un film d’action virtuose au cœur de la forteresse de Kowloon, véritable bidonville et zone de non-droit détruite en 1993 à l’orée de la Rétrocession. Difficile de ne pas y voir le symbole mélancolique d’une agonie culturelle, pour un artiste voué à être l’un des derniers de son espèce.
La cité de Kowloon a gagné quelque chose de mythique depuis son démantèlement en 1993. Quel était votre rapport à cette forteresse avant de faire ce film ?
Je la connaissais depuis mes premières années à Hong Kong, mais je n’osais pas m’en approcher. C’était vraiment une zone de non-droit. Une fois, ma sœur s’est cassée une dent, et ma famille a voulu l’emmener à Kowloon. Les dentistes qui étaient là-bas n’avaient pas de licence et étaient de fait beaucoup moins chers. Mais ma sœur a eu tellement peur devant la forteresse qu’elle a demandé à repartir (rires). C’est avec le temps que j’ai vu le cinéma occidental et japonais s’inspirer de cette enclave, et son importance culturelle m’a vraiment frappé pendant la conception du film.
Vous avez beaucoup filmé Hong Kong, qui semble à la fois familière et différente à chaque fois. Surtout depuis Limbo, il y une sensation de déclin, de décrépitude et de saleté dans votre peinture de la ville, qu’on retrouve dans City of Darkness.
Je suis né à Macao, et je suis arrivé à Hong Kong à l’âge de 11 ans. J’ai emménagé avec mes parents dans le quartier de Sham Shui Po. C’était très populaire et très sale. Donc ce côté délabré a toujours fait partie de ma vision de la ville. Mes parents n’ont jamais été riches. Je connais ce monde de la pauvreté, et c’est pour ça que je me sens à l’aise de le représenter à l’image.
Comment filmer un tel espace ? Dans Limbo comme dans City of Darkness, il y a un sentiment de trop-plein. Il y a des murs, des câbles, des escaliers partout…
Tous mes films ne sont pas comme ça (rires). Mais si ça s’y prête, j’aime créer des mondes où la vie est difficile. Mes personnages sont souvent dans des situations extrêmes, et ça élève l’histoire de les voir emprisonnés par le décor. Ils suffoquent dans leur propre vie. Et c’est une super contrainte pour les scènes d’action. Avec un décor trop ouvert, un combat peut vite s’éparpiller. Là, ça oblige à quelque chose de plus intime et dangereux. Les personnages n’ont pas beaucoup d’échappatoire.
Comme vous, le héros Chan Lok-kwun est un immigré. Dans d’autres de vos films (SPL 2, Dog Bite Dog…), vos protagonistes sont des outsiders, qui ne parlent pas la même langue que les autres. Hong Kong a des airs de terre d’opportunités, mais d’un autre côté, les conflits entre individus et communautés reviennent à la charge dans votre œuvre.
Quand j’étais enfant, je me sentais moi-même outsider de cette ville. Ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai commencé à me sentir hongkongais. C’est un sentiment que j’aime transposer dans mes personnages. D’ailleurs, pour n’importe quelle histoire, si on a l’occasion de la raconter du point de vue d’un local ou d’un étranger, la vision de l’étranger sera toujours plus intéressante.
C’est vrai que votre carrière dans le cinéma a débuté quand vous avez postulé à une annonce dans un journal pour devenir assistant ?
Oui. Je terminais le lycée et je ne voulais pas continuer les études. Mais je ne voulais pas non plus d’un job de bureau routinier. Le dessin me plaisait pas mal quand j’étais jeune, alors j’ai essayé de me tourner vers des métiers artistiques. Une société de production cherchait un assistant, et je ne sais pas trop comment j’ai obtenu le poste. Je ne visais vraiment pas ce milieu. Ça devait être le destin. Un destin dingue ! (en référence au titre de son film Mad Fate, ndlr)
Ce destin dingue vous a amené à assister les plus grands cinéastes hongkongais : Johnnie To, Andrew Lau, Wilson Yip et Ringo Lam. Comment on trouve sa propre voix au milieu de tels réalisateurs ?
En tant qu’assistant réalisateur, je ne pensais pas vraiment au fait d’apprendre auprès d’eux. Mon objectif, c’était de servir au mieux leur vision. Le fait de prendre des décisions artistiques m’est venu plus tard, et quand j’ai eu l’opportunité de réaliser moi-même, je ne savais pas vers quoi me tourner. Et puis un jour, un scénariste m’a dit : « Le meilleur moyen de trouver ton style, c’est de découvrir comment tu vois le monde. » Je me suis plongé dans les journaux, pour voir quels articles et quelles histoires m’intéressaient. Je pense que le style d’un cinéaste démarre par ça : son attrait et son regard sur certains événements.
De tous ces mentors, est-ce qu’un de leurs conseils continue de vous accompagner dans vos projets ?
Je me souviens parfaitement de ce que Ringo Lam m’a dit quand il m’a demandé ce qu’était un réalisateur. Pour lui, on ne fait pas que diriger des acteurs. Il faut savoir organiser une vision commune auprès de toute une équipe. C’est cet esprit de collaboration le plus important.
En 1996, Johnnie To a co-fondé Milkyway Image, qui a redonné un souffle au cinéma hongkongais. Pour vous, ça a été l’occasion de réaliser Accident et Motorway. Qu’est-ce qui en fait une entité si particulière ?
Avant Accident, j’étais perdu dans ma carrière, je ne savais plus ce que je voulais faire (son film précédent, Coq de combat, a été un gros échec, ndlr). Quand j’ai rejoint Milkyway, je parlais beaucoup avec Johnnie To. Mais plutôt que de développer et disséquer des scénarios ensemble, on parlait de nos films préférés, à se demander pourquoi on les aimait autant. Ça m’a permis d’étendre ma manière de voir les films, et comment ça impactait mes propres choix artistiques. L’autre leçon qu’il faut retenir à Milkyway, c’est que le réalisateur n’est jamais la personne la plus importante sur un plateau. Le film dépasse le réalisateur.
Pour revenir à la notion de destin et de fatalité, elles sont très présentes dans vos films. Même dans une ville aussi grande que Hong Kong, il y a de la collision inattendue. Les gens se croisent par hasard, et des événements improbables surviennent régulièrement.
Quand on me demande quel type de cinéaste je suis, j’aime dire dire désormais que je suis un cinéaste hongkongais. Comme je le disais, pendant longtemps, ce n’était pas simple de m’y sentir chez moi. Cette identité, je la dois au destin. Je n’avais pas prévu de faire du cinéma. Le cinéma m’a trouvé. Et puis, ça fait partie de l’histoire de Hong Kong. Avant la Rétrocession, on appartenait aux Britanniques. Maintenant, on appartient à la Chine. Ce n’est pas comme si on avait le choix. Les Hongkongais n’ont pas le contrôle de leur destin.
Ça se sent dans votre vision du cinéma, et surtout du montage. Dans Accident par exemple (où des tueurs organisent des crimes parfaits sous forme de faux accidents), il y a cette sensation que chaque plan, chaque séquence engendre un effet domino.
C’est moins au montage qu’en pré-production que je réfléchis à ces choses-là. Je ne pense pas que ce soient les gros événements qui changent le destin d’une personne. Ça vient souvent d’un détail anodin, qui peut prendre une ampleur insoupçonnée. Et ça passe souvent par des accidents. C’est ce que j’ai aimé observer avec ce film : comment de si petites fondations peuvent avoir d’aussi grandes conséquences.
A partir de 2014, vous avez quitté Hong Kong pour réaliser la trilogie du Roi Singe, (adaptée du classique de la littérature chinoise La Pérégrination vers l’Ouest). Ce sont des blockbusters très différents de vos autres travaux.
(rire sardonique) Oui…
On voit que ce genre de film à grand spectacle, à destination du public chinois, cartonne de plus en plus. Ça devient nécessaire pour des réalisateurs comme vous d’accepter ce type de projets ?
S’il y a bien quelque chose que Johnnie To m’a appris, c’est que le cinéma commercial et d’auteur peuvent coexister. Johnnie venait du cinéma commercial, et c’est grâce à ses succès qu’il a pu façonner son style et faire des films plus personnels. C’est un équilibre qu’il faut trouver partout, mais particulièrement en Asie.
J’ai justement l’impression que votre retour à Hong Kong avec Limbo, suite à ces expériences, a rendu votre cinéma encore plus expérimental.
Oui, je pense qu’on peut dire ça. Et quand on en arrive à City of Darkness, j’ai l’impression d’avoir trouvé un entre-deux. C’est une sorte de blockbuster d’action, mais avec un sens du détail qui m’appartient.
C’est surtout un film très politique et mélancolique. Kowloon semble métaphoriser le dernier bastion du cinéma hongkongais « à l’ancienne », menacé de destruction à cause de la Rétrocession. C’est une façon de faire le deuil de l’âge d’or ?
Je dois avouer que je n’y pensais pas pendant l’écriture du scénario. Mais vous n’êtes pas le premier à me faire cette remarque. Depuis sa sortie en Chine, on me parle de ce rapport à la « mort du cinéma de Hong Kong », et ça me plaît que ça transparaisse du film.
Il faut dire qu’en mettant des acteurs phares du cinéma HK comme Sammo Hung et Louis Koo en chefs des Triades, c’est déjà tout un symbole.
Avec Louis, on a travaillé ensemble sur beaucoup de films. Je l’ai vu grandir et mûrir dans cette industrie, au point d’en devenir un pilier (il a sa propre société de production, ndlr). Grâce à toutes ces expériences, il a mûri, y compris dans son jeu, et c’était parfait pour incarner Cyclone (le boss sage et bienveillant de Kowloon, ndlr). Il représente ce pont entre l’ancienne et la nouvelle génération. Pour ce qui est de Sammo Hung, c’est bien sûr une légende, et il a tellement révolutionné la manière de penser l’action à Hong Kong que c’était un privilège de l’avoir sur ce film. Je trouve très beau qu’il interprète une figure tutélaire dans un monde en plein chamboulement. Pendant le tournage, Sammo était admiré. Il continue de faire ses combats, et toute l’équipe était très attentionnée. À chaque fois qu’on criait « Coupez ! », tout le monde se précipitait pour savoir si tout allait bien. C’est dire le respect qu’il suscite. Cela dit, il ne faut pas oublier que la nouvelle génération est là aussi.
Justement, si certains parlent de la fin de l’Age d’or de Hong Kong, pensez-vous que quelque chose de nouveau peut en émerger ?
Qui sait ? Ce dont je suis sûr, c’est que je ne veux pas imposer les succès des anciennes générations sur la nouvelle. Ce serait leur donner une trop grande responsabilité. Il faut que cette génération trouve sa propre voie, qui ne soit pas forcément comparable aux classiques.
Pourtant, vous l’avez, vous, cette responsabilité. Vous êtes peut-être l’un des derniers à maintenir à flot l’héritage de vos modèles dans cette industrie. Est-ce que vous avez parfois l’impression d’être né un peu trop tard ? D’avoir manqué de peu cette génération dorée ?
(Il sourit) Bien sûr, j’admire le succès fou de cette génération. Mais on oublie souvent qu’à l’époque, c’était déjà difficile de faire des films, et ça l’était peut-être encore plus d’une certaine manière, parce qu’il y avait toute cette profusion de cinéastes, et donc de concurrence. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres réalisateurs comme moi désormais, mais il est vrai que beaucoup sont intéressés par d’autres types de cinéma. Personnellement, je suis satisfait de pouvoir continuer à faire les films d’action et les thrillers que j’aime, et de trouver les financements pour. Et puis, si les réalisateurs que vous évoquez m’ont inspiré, j’espère que d’autres continueront de se passer le flambeau. Et vous pourrez leur poser la même question (rires).
City of Darkness de Soi Cheang (Hors compétition), en salles le 4 septembre 2024.